Le metteur en scène Ivo van Hove le reconnait sans détour dans l’entretien publié dans le programme du spectacle : “La mise en scène et la scénographie n’ont pas bougé par rapport à la création londonienne.” Vu du pont, le spectacle donné en français aux Ateliers Berthier de l’Odéon est un copié-collé de la version anglaise, créée au Young Vic de Londres le 4 avril 2014. Van Hove n’est pas le premier à décliner le même spectacle en plusieurs langues. De Bob Wilson à Luc Bondy en passant par Peter Brook ou Georges Lavaudant, la liste compte nombre d’artistes prestigieux. La transposition ne marche pas à tous les coups. Dans ce cas précis, on peut supposer que l’original anglais est supérieur à la version hexagonale. Et que c’est lié à la fois au texte et à la façon de le jouer.
La pièce d’Arthur Miller, dont la première version date de 1955, se déroule dans les bas fonds de Brooklyn. Un drame prolétaire, comme Un tramway nommé Désir, la pièce de Tennessee Williams écrite près de dix ans plus tôt. Eddie, le héros de Vu du pont, n’est pas polonais mais italien. Docker, marié sans enfants, il a élevé Catherine, sa nièce orpheline. La jeune fille a 17 ans et Eddie veille jalousement sur elle. Tout bascule quand il accepte d’héberger deux cousins de sa femme, immigrés clandestins tout juste débarqués d’Italie. Jaloux de Rodolfo, le plus jeune d’entre eux, il finira par le dénoncer ainsi que son frère aux services de l’immigration. On sait, dès le début de la pièce, que l’histoire finira dans le sang mais Arthur Miller ménage le suspense jusqu’à la fin : impossible de savoir qui tuera qui. L’auteur revendique par ailleurs son modèle : la tragédie grecque.
Dans un essai intitulé Tragedy and the common man (la tragédie et l’homme ordinaire), dont Daniel Loayza, traducteur de la pièce, cite plusieurs extraits dans le programme, Miller explique : “Je suis convaincu que l’homme ordinaire est un sujet qui convient tout autant que les rois de jadis à la tragédie prise en son sens le plus élevé […] il me semble que le sentiment tragique est évoqué en nous quand nous nous trouvons en présence d’un personnage qui est prêt à renoncer à sa vie, si nécessaire, pour garantir une seule chose – le sens de sa dignité personnelle. D’Oreste à Hamlet, de Médée à Macbeth, la lutte sous-jacente est celle de l’individu qui tente de conquérir sa position “légitime” au sein de la société. Tantôt il est quelqu’un qui en a été chassé, tantôt quelqu’un qui cherche à l’atteindre pour la première fois, mais la blessure fatale à partir de laquelle se déroule la spirale inévitable des événements est la blessure de l’indignité, et son principal ressort est l’indignation. Le tragique, dès lors, est la conséquence de l’élan global qui pousse un homme à s’évaluer justement.” De fait, c’est bien au nom de sa “dignité personnelle” qu’Eddie fonce dans l’abîme.
Pas sûr pour autant que cela suffise à en faire un Oreste ou un Ajax. Ni queVu du pont soit autre chose qu’un mélodrame familial à dimension sociologique – le milieu des immigrés italiens new yorkais – et à prétention philosophique quelque peu datée. Le théâtre de Sartre et Camus n’est pas loin. Avec en prime une dose de souffre qui fit scandale à l’époque (si Eddie est aussi jaloux de Rodolfo, suggère Miller, c’est qu’il en est lui aussi amoureux). On imagine assez bien comment des comédiens anglais ou américains peuvent jouer cela : sans questionnements superflus, dans une immédiateté où chaque personnage semble plus vrai que nature. Le spectacle d’Ivo van Hove, qui a introduit dans sa mise en scène une touche de modernité – il n’y a pas de décor et les acteurs évoluent dans un espace réduit, entourés par les spectateurs répartis sur trois gradins –, a été largement salué à Londres et doit être prochainement repris à New York.
En français, cela coince. Ce n’est pas le talent des comédiens (Charles Berling dans le rôle d’Eddie, et une distribution de bon niveau) qui est en cause, mais leur capacité à trouver leurs marques dans cette veine réaliste et signifiante. Oscillant sans cesse entre premier et troisième degré, entre sitcom et Duras, ils semblent ne jamais être à bonne distance et frisent par moments le ridicule. La mise en scène ne les aide pas, qui surligne le tragique, avec de la musique sacrée en fond sonore – La Passion selon Saint-Mathieu de Bach (?) – et une scène finale sur-esthétisée avec douche de sang sur un enchevêtrement de corps. La majorité des spectateurs, sans doute sensibles à l’accessibilité de ce théâtre commercial bien emballé, ne semblent pas y trouver à redire. Les autres, qui se souviennent de l’audace et de l’inventivité d’Ivo Van Hove – ainsi dans Foutainhead, géniale et dérangeante adaptation du roman de Ayn Rand, présentée au festival d’Avignon 2014 – ne peuvent qu’espérer que le metteur en scène – qui doit présenter dans la Cour d’honneur d’Avignon en 2016 un spectacle inspiré des Damnés de Visconti – retrouve une veine moins mercenaire, plus radicale.
René Solis
Vu du pont, d’Arthur Miller, dans une mise en scène d’Ivo van Hove, au théâtre de l’Odéon – Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès / 14 boulevard Berthier – Paris 17e, jusqu’au 21 novembre.
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