J’avais dix ans lorsque j’ai vécu ma première expérience de traduction. C’était en Algérie. Mon père – qui lisait l’arabe mais ne le parlait pas – lisait à voix haute les panneaux de signalisation pour qu’un ami – qui parlait l’arabe mais ne le lisait pas – puisse se repérer et nous guider dans la ville. Je comprends ce mot à mot – plutôt ce lettre à lettre, voire ce lettre à son – comme une traduction vers un entre-deux où les deux – chacun des deux partiellement connaisseur – sont nécessaires. Ici, donc, les connaissances et limitations respectives des deux traducteurs, tour à tour interprètes du message, définissent les règles de cette double traduction, ou traduction en deux temps : de la lettre au son, puis du son au sens.
La pratique du mot à mot pour une traduction en deux temps est courante lorsque deux traducteurs sont associés, l’un maîtrisant la langue de départ (dite langue source), l’autre la langue d’arrivée (dite langue cible). Les règles du jeu sont ici moins évidentes puisque le traducteur premier est chargé à la fois de restituer le sens et la lettre du texte source, tandis qu’au traducteur second est confiée la tâche de restituer dans la langue cible le souffle du texte source (il conviendrait bien sûr de nuancer ce propos, car la réalité est plus complexe). Ainsi Claudine Galea parle-t-elle du « patient mot à mot effectué par Dimitra Kondylaki », à partir duquel elle a pu livrer une traduction française de la pièce de Dimitris Dimitriadis, La Ronde du carré (Les Solitaires intempestifs, 2009). La question étant aussi de savoir – sans préjuger de la qualité du résultat – où commence et où s’achève le mot à mot. « Il est malaisé, nous rappelle en effet saint Jérôme, quand on suit les lignes tracées par un autre, de ne pas s’en écarter en quelque endroit. »
J.C. Catford [1] distingue même le mot à mot (word-for-word) de la traduction littérale (literal), qu’il distingue à son tour de la traduction libre (free), en donnant ces trois exemples de traduction de l’expression « It’s raining cats and dogs » :
– le mot à mot : « Il est pleuvant chats et chiens. »
– la traduction littérale : « Il pleut des chats et des chiens. »
– la traduction libre : « Il pleut à verse. »
Un traducteur lit, traduit puis se relit. On a coutume de parler de « premier jet » pour qualifier la traduction avant relecture. Pourtant, sauf étourderie ou méconnaissance de la langue cible et peut-être aussi de la langue source, ou sauf mot à mot explicite, nul traducteur ne traduira « It’s raining cats and dogs » par « Il est pleuvant chats et chiens » ni même par « Il pleut des chats et des chiens ». Un site nommé Traductions de merde, pourtant, s’amuse – mais la tâche est plus sérieuse qu’il n’y paraît – à recenser ce genre de traductions mot à mot. Difficile de résister à l’envie de faire partager ici quelques perles publiées sur la page Facebook du site qui, finalement, en disent long sur cette pratique du mot à mot, dont chacun d’entre nous a pu faire l’expérience en essayant de déchiffrer le mode d’emploi d’une machine à laver ou l’étiquette d’un vêtement qu’on hésitait à enfouir dans ladite machine.
Ou bien encore :
La consultation de la page Facebook de Traductions de merde est d’autant plus savoureuse que les commentaires postés par les abonnés constituent parfois de facétieuses analyses du non-sens : « D’où l’expression ‘Fin de non recevoir’ ? » (Jauhn Asfar Awraghr), « Ça c’est pas fin. » (Jean Gibelin), « J’ai toujours préféré les fins ouvertes. » (David Rousseau Esparza).
Parfois, le mot à mot semble couplé à l’usage trop hâtif du dictionnaire bilingue. Exemple avec cette pochette d’un disque des Beatles sorti en Argentine, où « Please please me » devient en espagnol « Por favor, yo », ce qui traduit français pourrait donner « S’il te plaît, moi » [2] :
Ou ce disque Blu-ray de La Belle et le clochard vendu à l’état « nouveau » sur ebay :
Car le mot « tramp » peut effectivement désigner le « clochard » ou la « traînée », d’après le Larousse bilingue anglais-français. Et quand le dictionnaire bilingue mal employé est couplé à son corollaire 2.0 Google Traduction, le résultat peut être hilarant :
L’Observatoire des cosmétiques nous apprend que le cocamide DEA est un émulsifiant qui « favorise la formation de mélanges intimes entre des liquides non miscibles ». En d’autres mots, la mousse du bain, c’est lui. Google Traduction, pour sa part, omet que le DEA peut être un DiEthanolAmine et propose une tout autre traduction : « Brigade des stupéfiants ».
Où l’on apprend que Google Traduction n’ignore pas que la DEA est l’acronyme de « Drug Enforcement Administration » et que ce service de traduction automatique et désincarné n’offre pas un simple mot à mot, comme on aurait pu l’en soupçonner, mais il qu’il peut au contraire être adepte des transpositions, la DEA américaine étant ici traduite par « Brigade des Stups », soit une branche de la Police judiciaire française.
Traduire les institutions, noms de lieux et autres noms propres est parfois un casse-tête, au demeurant. J’ai eu, récemment, l’occasion de traduire le roman noir – très noir – de l’auteur mexicain Martín Solares N’envoyez pas de fleurs (Christian Bourgois éditeur, 2017). Un ancien policier municipal devenu enquêteur solitaire à la recherche d’une jeune femme qui s’est fait enlever est soupçonné par l’un de ses indics de travailler pour la DEA, bien connue à la frontière mexicaine où l’histoire se déroule. Comment traduire ? Garder la DEA et assortir l’acronyme d’une note de bas de page destinée à éclairer le lecteur français : « Drug Enforcement Administration : service américain de lutte contre le trafic de drogue » ? Oublier la note de bas de page et laisser le lecteur libre d’effectuer lui-même les recherches s’il ignore la référence ? Transposer et remplacer par la « Brigade des stups » comme le suggère Google Traduction ? Après tout, n’a-t-on pas, nous aussi, notre Statue de la Liberté, tout près du pont de Grenelle ? Dans la traduction française du roman de Solares, on lira que l’homme n’est pas soupçonné de travailler pour la DEA mais de « bosser pour les stups américains ». Un choix comme tant d’autres, car le lot du traducteur est aussi de faire des choix.
Revenons à cette question du mot à mot. N’envoyez pas de fleurs est la traduction littérale du titre en espagnol : No manden flores, dont le sens est plus exactement Ni fleurs, ni couronnes. Plus exactement ? Pas sûr. Un autre roman portait déjà ce titre en français, il était donc à exclure. Et c’est peut-être tant mieux : si le titre français évacue l’expression française bien connue, il renvoie explicitement au texte original et à la « dernière conversation dans l’ombre » du roman (chapitre final, que nous ne dévoilerons pas ici). En oubliant la formulation consacrée dans la langue cible (le français), en faisant le choix de la traduction littérale, le titre revient non pas à la langue source (l’espagnol) mais au texte source : le roman de Martín Solares, devenu chambre d’écho.
Christilla Vasserot
[1] J.C. Catford, A linguistic theory of translation, Oxford University Press, 1965
[2] Remerciements à Mariana D.C. pour l’enquête de terrain.
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