Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…
Dans sa chronique mathématique Le nombre imaginaire, dont les traîtres et les traîtresses aussi sont fans, Yannick Cras nous lançait la semaine dernière un défi qu’il eût été bien fâcheux de ne pas relever :
Comment traduiriez-vous en français les phrases qui suivent :
– Since this sentence has been written in english, its translation to french is a lie.
– Had this sentence been written in french, it would not start with a verb.
– This sentence contains exactly fifty-four printable symbols.
Comme souvent en traduction, tout est affaire de choix. Ne nous a-t-on pas inculqué qu’en mathématiques, « ce n’est pas le résultat qui compte », que « l’important c’est le raisonnement ». Et il fallait bien un esprit mathématique pour concevoir un tel énoncé, où le résultat importera probablement moins que la réflexion induite par le problème posé.
Since this sentence has been written in english, its translation to french is a lie.
La traduction littérale : Puisque cette phrase a été écrite en anglais, sa traduction française est un mensonge.
L’adaptation : Puisque cette phrase a été écrite en français, sa traduction en anglais est un mensonge.
L’adaptation prospective : Puisque cette phrase a été écrite en français, sa traduction en anglais serait un mensonge.
La glose générique : Puisque cette phrase a été écrite dans une autre langue, sa traduction est un mensonge.
La glose dépressive, dite note de bas de page : Jeu de mots intraduisible.
Continuons.
Had this sentence been written in french, it would not start with a verb.
L’impasse : Si cette phrase avait été écrite en français, elle ne commencerait pas par un verbe.
L’eau tiède : Cette phrase ayant été écrite en français, elle ne commence pas par un verbe.
Le coup de cafard : Jeu de mots intraduisible.
This sentence contains exactly fifty-four printable symbols.
Vérifions que Google ne s’est toujours pas payé un cerveau et mettons-le à contribution. Une fois de plus, il ne nous décevra pas : Cette phrase contient exactement cinquante-quatre symboles imprimables, propose le traducteur en ligne, qui traduit les mots mais passe outre leur sens.
Proposition plus personnelle : Cette phrase contient 54 signes espaces non comprises. Certes, la phrase n’a pas été traduite « mot à mot », il en manque même un (« exactly »), le recours aux chiffres au lieu de la transcription en toutes lettres est un artifice bien pratique pour le passage de l’anglais au français – avez-vous déjà entendu parler du coefficient de foisonnement ? [1] – mais la phrase française a la vertu d’avoir du sens, voire le même sens que l’original en anglais. Et, après tout, le nombre de signes (avec ou sans espaces, qui en termes de typographie est bien un substantif féminin) est une contrainte comme une autre pour qui a un tant soit peu pratiqué le sous-titrage de film, le sur-titrage de théâtre, ou la traduction de bandes dessinées.
Bref, traduire, c’est aussi se coltiner un certain nombre de contraintes, de règles, au sein desquelles la traduction se réserve des choix, se ménage des espaces (au masculin, cette fois) de liberté ou de jeu. À l’heure où les débats autour de l’écriture inclusive (ici même) font l’actualité, quand certain⋅e⋅s évoquent (voire invoquent) les règles – grammaticales, syntaxiques, orthographiques – à respecter, les questions de traduction sont plus que jamais à l’ordre du jour.
Au fait, comment traduiriez-vous en français :
The author and her translator are good friends.
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