La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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17 – Mardi 23 mai, 20 heures
| 17 Juil 2022

Non. Vous ne pouvez pas me reprocher de broder. Les faits sont là.

Kevin a joué un rôle important. Il nous a permis de gagner un temps précieux. D’après les analyses médico-légales, Jo a été abattu aux alentours de 5 heures du matin. À 9h nous étions sur les lieux du crime. Kevin méritait qu’on l’écoute. La vie des gens permet de comprendre le monde. Si Kevin ne s’était pas aventuré si tôt en forêt de Rambouillet, c’est probablement une mère et ses enfants qui auraient découvert le corps en fin de matinée. Imaginez l’effet sur une fillette de 6 ans. Ses cris, ses hurlements. Un traumatisme, n’en doutez pas. Cet âge est très impressionnable.

Le cadavre de Jo se trouve maintenant à la morgue de la Pitié-Salpêtrière. Son état ne s’est pas amélioré. Il est raide. Le médecin légiste n’a rien trouvé d’extraordinaire, en dehors des balles bien sûr. Du gros calibre. Le tireur a utilisé du 11 millimètres. Des cartouches 44 Magnum. Avec ce genre de balles, on est sûr de son coup. Jo n’avait aucune chance de s’en sortir vivant. Il semble avoir été abattu sur place, là où on a découvert son corps.

Que faisait-il à cette heure matinale en pleine forêt de Rambouillet? Jo n’était pas du genre sportif. Tout le contraire de Kevin. J’ai élaboré une première hypothèse. Le temps me donnera peut-être raison. Jo cherchait le chanteur. Quel moyen autrement de le conduire à se rendre à une heure impossible sur un chemin inaccessible à tout véhicule motorisé? Jo ne se déplaçait qu’en voiture. Ce n’était pas seulement paresse de sa part. Il y avait une certaine vanité à prendre la Jaguar pour aller au tabac ou chez le boulanger, commerces que Jo pouvait trouver à moins de cinq minutes à pied de son domicile parisien, dans le XVI°, rue de la Pompe. Jo menait grand train et tenait à le faire savoir. La Jaguar complétait l’adresse. Les costumes de marque achevaient de le signaler à l’attention du quidam.

Je crois cependant, à bien y réfléchir, qu’il y avait là également une forme de calcul ou de rouerie. L’habit fait le moine. Dans le monde on vous juge sur votre allure. On vous écoute à mesure de vos moyens. Si vous ne paraissez rien, vous n’êtes rien. La bagnole et les nippes servaient de panoplie en somme. Car Jo, pour le peu que j’ai pu le connaître, était plutôt bonhomme. Il aimait les choses simples, il s’attachait aux gens modestes, comme le petit footballeur. Mais quel besoin avait conduit un producteur de musique dans un vestiaire de foot? Où va-t-on?

Nous n’avons pas encore eu le temps de suivre cette piste. Pour l’instant la question n’est pas là. Jo allait en forêt afin de rencontrer l’artiste. Y avait-il eu une demande de rançon? Si tel était le cas, Jo s’était bien gardé de m’en parler. Les gens agissent toujours de la même manière dans ce type de situation. Les ravisseurs leur font jurer sur ce qu’ils ont de plus sacré, leur mère ou Dieu en règle générale, qu’ils ne préviendront pas la police s’ils tiennent à revoir vivante la personne de leur cœur. La ficelle est énorme mais marche à tous les coups. Comment être aussi naïfs. Pourquoi accorder sa confiance à l’homme qui vous a déjà trahi en enlevant celle ou celui qui vous est cher? La logique est mise à rude épreuve. Un escroc vous demande en somme de le croire sur parole. Et vous foncez tête baissée. Vous courbez l’échine. Vous êtes docile et bien obéissant. Vous apportez le magot en petites coupures usagées. Vous faites ce qu’on vous a dit de faire sans poser plus de questions.

La peur explique une bonne partie de votre attitude. La peur de perdre l’autre mais aussi de façon plus trouble la peur de vous condamner vous-même. Le ravisseur pourrait user de représailles et pourquoi pas vous enlever à votre tour ou vous occire plus simplement. Un gangster n’est pas à un cadavre près. La machinerie mentale tourne à plein régime pendant que vous supputez les chances de revoir l’être qu’on vous a ravi. Une sur deux, sur trois, sur cinq? Vous finissez par prier. Mais la peur n’explique pas tout. En vous survit un sentiment de culpabilité, un sentiment d’autant plus fort que ses racines sont profondes. Enfant déjà, vous éprouviez une angoisse diffuse et innommable après avoir observé à la dérobée vos parents s’accoupler. Au plaisir intense d’une découverte hors de prix succédait le sentiment de la faute. Vous étiez coupable.

Et voici que ressurgit ce sentiment. Vous vous sentez responsable de cet enlèvement. Si vous aviez été plus attentif ou plus aimant, si vous aviez décommandé ce rendez-vous professionnel qui vous retenait loin de chez vous, l’autre n’aurait pas disparu. Si vous étiez allé vous-même chercher votre enfant à l’école au lieu de confier cette tâche à une baby-sitter distraite, la chair de votre sang n’aurait pas été kidnappée au vu et au su de tout le monde, en pleine rue, à la sortie de la classe. La baby-sitter, une jeune étudiante probablement, était sur son téléphone portable, comme hors du monde, quand votre enfant a disparu. Maintenant vous pensez qu’il est temps de payer pour tant de fautes. La rançon vaut comme rachat de vos péchés. Prévenir la police présupposerait chez vous une innocence complète.

Mais vous êtes criminel que vous le vouliez ou non. Et ça vous le savez depuis longtemps. Les parents payent toujours, Jo a payé forcément. Il a payé de sa vie et nous ne sommes pas plus avancés dans notre enquête. L’artiste demeure introuvable. Quant à la bague. Je préfère ne pas y penser.

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