Des ordonnances littéraires, destinées à des patients choisis en toute liberté, et qui n’auront en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
“Je gratte et j’efface mais jamais au point qu’on ne puisse pas voir ce qu’il y avait dessous. Ma version du repentir.”
Jean-Michel Basquiat, années 1980 [1]
“Chelsea Manning
Ancienne analyste du renseignement.
Femme transgenre. Prisonnière.
Mes tweets sont mes propres opinions.”
Chelsea Manning,
“Passer à autre chose : Réflexion sur mon identité”,
18 juillet 2016
Le 21 août 2013, Bradley Manning est condamné à trente-cinq ans de prison par un tribunal militaire pour avoir donné des documents classés secret défense à Wikileaks. Parmi ces documents, les images d’un raid aérien mené par l’armée américaine à Bagdad le 12 juillet 2007. Bilan de la “bavure” : “une dizaine de morts”, des “civils”, dont deux journalistes. Le lendemain de sa condamnation, Bradley Manning déclare sa transidentité et prend le nom de Chelsea. Trois ans plus tard, Chelsea fait une tentative de suicide. Elle encourt une peine de prison supplémentaire de neuf ans.
Chelsea Manning est “fatiguée”. “Fatiguée d’être définie par le monde à travers le prisme étroit d’un seul événement qui s’est passé dans ma vie il y a plusieurs années”. Et : “En attendant, je reconnais que je veux être vue et comprise comme la femme que je suis vraiment – avec tous mes défauts et mes excentricités – aux dépens peut-être de ce que les gens attendent de moi.”
Chelsea Manning lit : “Je suis toujours un rat de bibliothèque et une chercheuse”. Son humanité, elle la teste sur les pages des livres : “Quand je me coupe le doigt en tournant la page d’un livre, je saigne comme tout le monde.” [2] C’est parce qu’elle a compris que, comme le dit Suzanne Mallouk, “un livre peut te saisir comme un bras et t’entraîner loin de tout ce que tu pensais comprendre.”
La Veuve Basquiat. Une histoire d’amour de Jennifer Clement (traduit de l’anglais – États-Unis – par Michel Marny, Christian Bourgois éditeur, 2016) est le récit fragmenté, à plusieurs voix, de la relation entre Suzanne Mallouk et Jean-Michel Basquiat dans le New York des années 1980. C’est Jean-Michel qui a trouvé Suzanne, “un petit garçon-fille comme lui”. Il l’appelle “Venus”, trace les contours de son corps sur la toile. Il aime Renoir “[p]arce que ses toiles sont terriblement violentes”. Lui, qui ne lit pas de livre, “recherche les mots qui l’atteignent et les met sur la toile” et peint en écoutant du jazz. Il a vendu son premier tableau à la chanteuse de Blondie, pour deux cents dollars. En mai dernier, une de ses toiles a été adjugée pour 57,285 millions de dollars – on est plus précis pour compter les dollars que pour compter les vies perdues.
Comme Chelsea Manning, la violence, l’enfermement, Suzanne et Jean-Michel savent ce que c’est. Ils “connaissent leur squelette”. L’une, battue par son père, “sait où se trouve chaque os et lequel fait le plus mal”. L’autre, renversé par une voiture quand il était enfant, a lu L’anatomie du corps humain de Henry Gray.
Comme Chelsea Manning, les “prismes étroits”, ils connaissent bien aussi. Il dit qu’“[i]l n’y a pas de Noirs dans les musées”. Avant Black Lives Matter, Suzanne a perdu un amant noir victime de la violence policière.
Comme Chelsea Manning, naviguer entre les identités complexes et les prescriptions, ils savent faire aussi. Jean-Michel s’est “frayé un passage dans le monde de l’art des Blancs comme aucun Noir ne l’avait fait”. Et : “Il ne marche jamais droit. Où qu’il aille, il zigzague.” L’une des premières choses qu’elle lui ait dite, c’est : “Les talons hauts sont un complot contre les femmes, ils nous abîment la colonne vertébrale et nous empêchent d’avoir les pieds sur terre.”
Pour Chelsea Manning, pour toutes celles et ceux qui connaissent et ont connu l’enfermement, qui “saignent quand ils se coupent le doigt sur la page d’un livre”, qui préfèrent le complexe et l’incertitude au prescrit, je “prescris” La Veuve Basquiat. Une histoire d’amour.
Hélène Quanquin
Ordonnances littéraires
[1] Jennifer Clement, La Veuve Basquiat. Une histoire d’amour, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Marny, Christian Bourgois éditeur, 2016.
[2] Chelsea Manning, “Passer à autre chose : Réflexion sur mon identité”, 18 juillet 2016.
Jennifer Clement, La Veuve Basquiat. Une histoire d’amour, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Marny, Christian Bourgois éditeur, 2016
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