La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Anatomie de  la folle lyrique pour Maria Callas
| 16 Nov 2019

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

Je me nomme Antigone de Thèbes. Je suis une héroïne grecque et les nombreuses réécritures sont j’ai été l’objet ont fourni à la médecine littéraire une riche pharmacopée. Je m’en honore comme je m’honore d’être, dans la présente fiction, l’expatiente et future épouse de la Dr R., praticienne littéraire. Autant dire que j’ai plus l’habitude d’être écrite que d’écrire. Il a fallu les événements que je vais rapporter pour que je prenne la plume devant cet étrange écran que les humains de ce temps utilisent en guise de parchemin. J’espère que l’on voudra bien pardonner mes maladresses – le français n’est pas ma langue maternelle – et mes éventuelles erreurs médicales – prise par mes problèmes familiaux, je ne connais de la médecine littéraire que ce que j’en ai appris pendant mon séjour au Service de Médecine littéraire. Mais la Dr R. n’étant pas en état de rédiger son rapport, mon proverbial sens du devoir m’oblige à la remplacer comme je le pourrai.

Antigone (Arthur Honegger)Revenons à cette belle journée d’été où rien ne laissait présager la suite, c’est toujours comme ça avec le destin, je suis bien placée pour le savoir. Je venais de rentrer de mes vacances en Grèce et montrai au Dr R. quelques photos de mes frères et sœur qui sont aussi mes oncles et tante, ainsi que de mes neveux, qui sont donc mes cousins, tandis qu’elle-même me faisait écouter sa dernière trouvaille, l’Antigone d’Honegger, une tragédie musicale où une certaine Geneviève Serres jouait mon rôle. Je me souviens très bien qu’appuyée sur la bibliothèque de soin elle entamait une intéressante explication sur la nécessité d’une souplesse dans les graves pour rendre justice à l’écriture de mon rôle, quand nous avons entendu la voix. La voix était grave, mais d’un grave doré qui me rappelait un peu la voix de feu ma mère Jocaste quand elle expliquait la vie à mon père qui était son fils et mon frère. La voix disait qu’elle voulait annuler. Et Hildegarde, notre réceptionniste, répondait calmement que tout rendez-vous qui n’est pas annulé au moins 24 heures à l’avance est dû (tel en effet le règlement du service) et qu’il était donc impossible d’annuler.

Maria Callas, 9 décembre 1973, archives Anefo— Écoutez, mon petit, j’ai annulé un Norma un soir de première à Rome, j’ai annulé à Chicago, à Paris, à Londres et je n’ai jamais été programmée à Bayreuth mais, si tel avait été le cas, j’aurais annulé, c’est bien certain. Alors si je vous dis que le rendez-vous est annulé, je vous assure qu’il est annulé.
— Cependant, Madame Meneghini, je crains que le règlement de notre service…

C’est alors que j’ai entendu comme un hoquet. Assez disharmonieux. 

— Vous ne vous sentez pas bien ? ai-je demandé au Dr R. (Nous avons décidé de ne pas nous tutoyer avant le mariage.)
— Hic, a dit le Dr R.
— Vous voulez que je vous donne un peu d’Homère en comprimé ? Cela vous réussit bien d’habitude.
— Hoc, a dit le Dr R.
— Mais encore ?
— Cacacacacaca, a ajouté le Dr R.

En grec, kaka signifie malheur, mais je ne voyais pas bien en quoi la situation exigeait un redoublement expressif. Après tout, des patientes capricieuses, on en voit tous les jours.

— Mamamamamamama, a dit le Dr R.
— Mama Caca, ai-je risqué ?
— Ouiouiouiouioui, a dit le Dr R. en me montrant frénétiquement une centaine d’album et de livres installés sur le rayon de la bibliothèque.
— Maria Callas, ai-je lu. Tiens ça fait un peu grec. Mais voyons, amour, cette patiente n’est pas Maria Callas, elle a dit qu’elle se nommait Madame Meneghini. 
— Qui ose dire ici que je ne suis pas Maria Callas ? a dit la voix noire dorée dans un registre beaucoup plus aigu qui rappelait, mais en plus joli, la voix de mon père Œdipe quand il s’est crevé les yeux.
— Mene…ghi..ni… nom mari…identité cacaca Callas, cacaca cachée, discrétion, a dit le Dr R. avant de tomber dans un état de torpeur végétative.

Je me suis tournée, assez furieuse, vers cette Maria Callas qui faisait tant d’effet à ma future épouse. 

— Que venez-vous troubler ces lieux ?, ai-je dit en grec.
— J’ai rendez-vous, m’a-t-elle répondu en grec du futur.
— Vous parliez d’annuler.
— Je peux changer d’avis. Je suis une Diva.
— Et moi une héroïne, et grecque antique en plus.
— On m’honore partout, pour me voir on mourrait.
— J’ai assez de soucis, vous ne me faites rien.
— Oui mais j’ai rendez-vous avec le Dr R.
— Houac, a dit le Dr R. en me tendant un volume d’une main tremblante avant de retomber dans le coma.

Il n’était plus de temps d’échanger des pointes. Les Drs P. et B. étaient en congé. On ne pouvait annuler le rendez-vous. Le Dr R n’était pas en état de subir une crise de jalousie. J’ai fait ce que je fais toujours. Mon devoir.

— Écoutez, Madame Diva. Je ne sais pas ce qui vous amène, mais
— On m’aime !
— Pardon ?
— On m’aime… Tout le monde m’aime. Les gens font des comas quand ils me croisent, hoquettent, pleurent, rient, sont hors d’eux, ne se tiennent plus. Et moi, le seul dont je voudrais qu’il m’aimât… Vous connaissez Onassis ?
— Adonis ?
— Non Onassis. Le seul dont je voudrais qu’il m’aimât, hélas, abandonnée, désespérée, misérable (ritardando), il ne m’aime pas (a tempo), l’ingrat (mezzo forte), l’ingrat (crescendo), l’ingrat (fortissimo) !

Wayne Koestenbaum, Anatomie de la folle lyrique, traduit de l’anglais par Laurent Bury, La Rue Musicale, 2019Pendant que Hildegarde balayait les éclats de quelques éprouvettes en verre brisées par les sons un peu aigus braillés par la patiente, je pris les choses en main et jetai un coup d’œil sur le traitement que m’avait indiqué le Dr R. avant de tomber en catalepsie : Anatomie de la Folle lyrique. Au début, je crus que c’était un livre sur Madame Callas. Mais non. La Dr R. avait été bien plus subtile en son diagnostic et sage en son ordonnance. Le livre parlait des gens qui aiment les gens comme Maria Callas, de la passion lyrique, de l’obsession opératique, de l’adoration vocale, en un mot des fans d’opéra.

— Tenez prenez ça, ai-je dit à Maria Callas. Ça va vous changer la vie.
— Et pourquoi ?
— Ça ne parle pas de vous. C’est quelqu’un qui vous aime et qui s’intéresse à ceux et celles qui vous aiment, quelqu’un qui se regarde le nombril de fan et, dans une certaine mesure, vous oublie un peu.
— Ah ? Mais je ne sais pas si…
— Oui, au début ça va vous faire drôle. Mais ne vous inquiétez pas : c’est de la médecine douce, progressive, on ne va pas vous sevrer d’un coup ; vous voyez, il y a quand même tout un chapitre sur vous, enfin sur l’amour de vous.
— Mais ?

J’avais prévu l’objection suivante et savais déjà ce qu’elle allait dire – ces Grecs du présent sont horriblement conformistes.

— Oui ça parle des gays… ça parle de l’amour des gays pour l’opéra, mais voyez, je crois que dans l’esprit du Dr R., ce n’est pas très important. Non pas qu’il ne soit pas important de se demander pourquoi on associe l’homosexualité et l’amour du chant lyrique.
— Oh, ça, c’est facile à comprendre, a dit Maria Callas qui se mit à parler en américain,
— Ah ?
— Oui c’est queer… C’est étrange. Nous qui chantons sans micro sommes étranges aux yeux de la norme, nous sommes trop, pas assez, à côté, pas pareils et voilà…ça rapproche c’est tout. Mais réfléchir à l’amour de la voix au lieu de l’adorer, tiens, c’est vrai, ça me fait du bien, comme si je me sentais soulagée d’un poids…
— Houic, a borborygmé le Dr R., et j’ai compris que j’avais correctement appliqué le protocole.

Maria Callas (1958)Quant à Maria Callas, elle me regardait à présent avec son grand nez et avait pris un air de petite souris satisfaite, une petite souris lyrique, bien sûr, yeux noirs, pommettes hautes, bouche démesurée, mais une petite souris quand même. Elle a chaussé ses lunettes, ramassé son caniche et son traitement, puis a entonné un air où il était question d’un vincitor qui ritorna. Comme ce n’était pas du grec, je n’ai pas compris les paroles mais, comme elle s’éloignait, j’ai senti, à la musique, qu’elle était contente des services du service de Médecine littéraire.

— Hiiiiiicui, a dit le Dr R.
— Vous comprenez ce qu’elle dit, ai-je demandé à Hildegarde.
— Hélas, a dit Hildegarde, il va falloir être courageuse.
— J’en ai vu d’autres. Dites…
— Je crains qu’elle soit en train d’essayer de chanter…

Je m’appelle Antigone de Thèbes. J’ai fait, comme toujours, ce que le devoir me dictait. J’ai envoyé le Dr R. en cure chez Médée de Colchide, une mienne cousine. J’ignore quand elle pourra reprendre ses fonctions au Service de médecine littéraire. Dans l’intervalle je ferai face. J’ai fait venir ma proche famille en France et, en attendant le retour de mon ex-docteure et future épouse, je resterai aux côtés des Dr P. et B. En médecine littéraire, on a toujours besoin d’une héroïne grecque ancienne.

Antigone de Thèbes, remplaçante du
Dr Sophie Rabau
Ancienne Interne des bibliothèques de Paris
Professeur.e agrégé.e de médecine littéraire ancienne et moderne
Chef.e de clinique en lutte à l’Université de Paris 3
Compétence en phoniatrie littéraire et enmédecine vétérinaire
Ordonnances littéraires

Wayne Koestenbaum, Anatomie de la folle lyrique, traduit de l’anglais par Laurent Bury, La Rue Musicale, 2019, 16,90 €.

 

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