La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Dans le détail
| 08 Jan 2016

Au Musée royal d’art ancien de Bruxelles, on trouve un merveilleux tableau de Pieter Brueghel l’Ancien. C’est une scène de la vie paysanne – au premier plan, un paysan laboure champ en pente douce, tandis qu’en contrebas, un berger veille rêveusement sur ses moutons. Mais c’est aussi une marine, car au-delà de cette bande de terre s’ouvre une mer vaste dont le bleu ensoleillé tire vers le jaune. Voiles gonflées par le vent, plusieurs embarcations reposent sur cette mer plate. Et ce n’est pas tout, car dans le lointain de l’image se dessinent encore des montagnes – elles sont quasi translucides et leurs contours se perdent dans le ciel –, mais aussi la silhouette d’une ville, suffisamment précise pour qu’on y voit se détacher quelques hauts bâtiments, un édifice à colonnade, des toits rouges et pentus…

Tout est ordre et beauté, sérénité industrieuse, harmonie et concorde. Mais, surprise, le spectateur qui s’approche du cartel découvre que ce paysage tranquille est titré La Chute d’Icare. Or, le ciel est vide, rien ne s’agite et aucune place ne semble faite à la grandeur du mythe, sauf – à y regarder de plus près – un minuscule détail. Près du rivage, un remous agite la mer. Deux jambes et – semble-t-il – une main sont visibles à la surface, instantanés fugace d’un corps tombé à l’eau. Là est Icare, là, dans ce détail, est l’image de cette chute qui se déroule sans spectateurs et sans rien bouleverser dans le monde – exception faite sans doute, d’un mouton qui semble regarder (mais rien n’est jamais certain, avec les moutons) l’endroit où coule le corps.

Le titre transforme l’image. Ce n’est pas une scène paysanne, ni une marine, ni un portrait de ville. Ce n’est pas un paysage bucolique, c’est la représentation d’un des grands mythes des Métamorphoses d’Ovide. Et ce mythe tient dans un détail (incongru qui plus est, et presque comique).

Pieter Brueghel l'Ancien, La Chute d'Icare

Pieter Brueghel l’Ancien, La Chute d’Icare

Le visiteur qui longe l’allée Julien Cain de la Bibliothèque François Mitterrand – où sont exposés les photographes récompensés par la Bourse du Talent – est confronté au même effet de surprise face aux photographies d’un des lauréats, Laurent Kronental, qui présente une série intitulée Souvenir d’un futur.

Laurent Kronental réalise des photographies en très grand format. Le traitement de la couleur y est superbe, la précision de l’image (Kronental photographie à la chambre) est impressionnante. En plan large, il photographie les grands ensembles de la région parisienne : les Espaces d’Abraxas à Noisy-le-Grand, les tours Aillaud de la Cité Pablo Picasso à Nanterre, la Cité Maurice-Thorez à Ivry-sur-Seine, etc. Les constructions photographiées sont immenses et folles – comme les architectures dessinées par Paul Grimault dans Le Roi et l’oiseau. Elles sont vides – comme les places désertées de Chirico. Souvent, elles ne sont pas grises, mais rosées, bleutées, violacées. La lumière y est douce et le silence semble y régner – le silence des pierres et des espaces inhumains. Sur ces immenses architectures, la photographie agit comme un révélateur de ce que ces bâtiments, aujourd’hui décriés, avaient d’utopiste et d’enthousiaste au moment de leur création. Ils visaient un futur que le présent a manqué.

Jacques, 82 ans, Le Viaduc et les Arcades du Lac, Montigny-le-Bretonneux, 2015 © Laurent Kronental

À première vue, donc, les photographies de Laurent Kronental sont des images du paysage urbain. D’ailleurs, c’est dans la catégorie “Paysage” qu’elles sont présentées (d’autres photographes sont eux classés dans les catégories “Reportage”, “Mode” ou encore “Portrait”). Mais, les légendes de ces images bouleversent cette catégorisation trop rapide. En effet, sur les cartels, on lit : Jacques, 82 ans, Le Viaduc et les Arcades du Lac, Montigny-le-Bretonneux, 2015 ; ou : Joseph, 88 ans, Les Espaces d’Abraxas, Noisy-le-Grand, 2014 ; ou encore : Denise, 81 ans, Cité du Parc et Cité Maurice-Thorez, Ivry-sur-Seine, 2015. Et comme les mots ont sur le regard un pouvoir immense, on voit apparaître sur les images, des silhouettes qu’on n’y avait pas vues, ou qu’on avait ignorées – les cantonnant sans doute au rang de détails, d’accidents, ou d’accessoires placés là pour rythmer la composition. Perdues, dans ces arrangements de plans et de droites, de pleins et de vides, des silhouettes surgissent – tantôt détournées, tantôt de profil, tantôt de face. Le sujet est donc là, minuscule, qui nous fixe depuis une distance qui le prive de regard, de visage et parfois même de forme (certains des modèles portraiturés ne sont que des taches de couleur – rouge d’un pull ou vert d’un manteau). 

Joseph, 88 ans, Les Espaces d’Abraxas, Noisy-le-Grand, 2014 © Laurent Kronental

Comme il y a eu des portraits de Femme à la perle ou de Femme à l’hermine, on pourrait ici parler de “portraits au paysage”. Mais, là où la perle et l’hermine (ou encore le miroir, le piano, l’ombrelle, etc.) étaient de discrets ornements qui rehaussaient l’individualité du modèle,  le paysage ensevelit les identités des personnes âges qui posent devant l’objectif de Kronental. Le modèle disparaît dans l’espace, infime silhouette en regard des monuments de l’habitat moderne. Le modèle sombre, comme Icare sombrait dans les flots. Dans les deux cas, ce sont des histoires de chutes et de futurs déçus.

Nina Leger
Arts plastiques

L’exposition Bourse du Talent 2015 est organisée avec Photographie.com et Picto. Le commissariat est assuré par Héloïse Conésa.

À voir jusqu’au 7 février 2016, Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, avenue de France, 75013, du mardi au samedi de 9h à 20h ; dimanche de 13h à 19h ; lundi de 14h à 20h. Entrée libre.

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