La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

(Ne pas) Voir la guerre en peinture avec Vassili Verechtchaguine (1842–1904)
| 29 Sep 2022

Vassili Verechtchaguine (1871) L’Apothéose de la guerre (galerie Tretiakov, Moscou). « Dédié à tous les grands conquérants anciens, actuels et à venir »

Vétéran de l’armée des tsars, le peintre Vassili Verechtchaguine, né en 1842 à Tcherepovets dans le Nord de la Russie européenne, a participé pendant les années 1860 à la brutale et douloureuse conquête coloniale du Turkestan par la Russie. Il avait été invité à se joindre aux troupes impériales en tant que peintre officiel – on dirait aujourd’hui « embedded » – par le gouverneur-général Constantin von Kaufmann qui appréciait son talent et attendait sans doute de lui qu’il glorifiât la marche de ses armées à travers cette région immense, aujourd’hui dénommée Asie Centrale. Cette dernière n’a recouvré son indépendance qu’à la chute de l’URSS en 1991. Elle est aujourd’hui constituée de plusieurs états pluriethniques tels que l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kazakhstan, le Tadjikistan ou encore le Kirghizistan ; ces deux derniers s’affrontant de façon sporadique depuis cette époque.

Vassili Verechtchaguine (1873) Blessé mortellement (Galerie Tretiakov, Moscou)
Les derniers instants et l’agonie d’un soldat

Sans lui faire renoncer à célébrer l’héroïsme des soldats, l’expérience intime des combats de Verechtchaguine a néanmoins fait de lui le « chantre » de l’absurdité de la guerre, de la cruauté des hommes comme de la vanité de toute conquête… Il a même fait inscrire sur l’un de ses tableaux les plus célèbres, Apothéose de la Guerre, peint en 1871, et qui représente un atroce amoncellement de crânes, la mention suivante : « Dédié à tous les grands conquérants anciens, actuels et à venir ».
Plusieurs de ses tableaux reçurent un accueil mitigé de la part des autorités impériales qui jugeaient antipatriotique son réalisme cruel. Cela ne l’empêcha pourtant pas de bénéficier d’une reconnaissance internationale de son vivant.

Il reste que malgré cette influence, et malgré le fait que certaines de ses œuvres les plus répulsives soient encore exposées aujourd’hui parmi les plus grands musées moscovites, l’histoire bégaie. La guerre écrase des pays, éventre des villes entières et charrie par dizaines de milliers des victimes au destin brisé. Mais les tyrans ne pénètrent souvent dans les musées que pour inaugurer brièvement les expositions consacrées à leur vaine gloire ; toutes temporaires…

Vassili Verehtchaguine (1871) La forteresse au mur. « Laissez-les entrer ! » (Galerie Tretiakov Moscou)
Une masse humaine compacte venant s’écraser au pied des murailles.

Une ambiguïté demeure toutefois chez Verechtchaguine qui nous interdit de le qualifier d’homme de paix malgré le portrait anti-militariste que sembleraient a priori faire de lui ses nombreux tableaux. Cette ambiguïté, c’est celle de sa fascination pour la guerre, comme sa propension à vouloir la saisir au plus près, à l’embrasser pour mieux s’en inspirer. C’est d’ailleurs à la guerre que Verechtchaguine va trouver la mort, sombrant avec l’équipage d’un navire militaire, le cuirassé Petropavlovsk, détruit par une mine lors du conflit russo-japonais de 1904-1905 ; à la guerre trouve donc la mort celui qui lui aura voué la plus grande et la plus créatrice partie de sa propre vie.

« Devant moi, en tant qu’artiste, il y a une guerre, et je la combats autant que j’ai de la force ; mes coups sont-ils forts ou réels, c’est une autre question, une question de talent, mais je frappe avec toute mon énergie et sans pitié », extrait d’une lettre de Vassili Verechtchaguine au mécène Pavel Tretiakov (cité in « Vassili Verechtchaguine, le peintre russe qui a saisi l’essence de la guerre », Boris Egorov, 29 octobre 2020, Russia Beyond)

Vassili Verechtchaguine (1881-85) L’oublié ( V. V. Vereshchagin Mykolaiv Art Museum, Ukraine)
Cadavre abandonné par les siens, le cousin du Dormeur du Val.

0 commentaires

Dans la même catégorie

Animaux de transport et de compagnie

Jacques Rebotier aime les animaux. Il les aime à sa façon. Il en a sélectionné 199 dans un livre illustré par Wozniak et publié par le Castor Astral. Samedi 2 mars, à la Maison de la Poésie, en compagnie de Dominique Reymond et de Charles Berling, il lira des extraits de cet ouvrage consacré à une faune étrange, partiellement animale.

Ben Shahn non conforme

Dessinateur, peintre, photographe et artiste engagé, Ben Shahn (1898-1969) fait l’objet d’une formidable rétrospective au musée Reina Sofia de Madrid. Né en Lituanie, mort à New York, il fut un grand témoin des combats essentiels du XXe siècle.

Fin de banlieue(s), une archive sentimentale

La peintre et plasticienne Isabelle Massenet présente un travail rigoureux et sensible sur nos banlieues en voie d’effacement par les travaux du Grand Paris. Ses gouaches sont exposées à l’écomusée du grand Orly Seine Bièvre de Fresnes jusqu’au 24 septembre.

Anaïs Charras, graveuse

Anaïs Charras développe un univers onirique que j’avais déjà beaucoup aimé dans ses dessins. La finesse de son trait l’a logiquement conduite à la gravure et je lui ai rendu visite dans son atelier.

Le temps de l’objectivité

Jusqu’au 5 septembre, le Centre Pompidou présente une grande exposition sur la Nouvelle Objectivité, recension d’un moment de l’histoire de l’Art dans l’Allemagne des années 1920. Angela Lampe, conservatrice des collections historiques du Centre en est la commissaire. Pour ce travail exceptionnel, elle s’est adjointe Florian Ebner, le conservateur de la Photographie. Ils ont choisi le photographe August Sander et ses portraits comme fil conducteur. Passionnant!