La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Tout le talent de Tallon
| 15 Sep 2016

On aurait attendu la fresque des réalisations si diversifiées de Roger Tallon dans la grande nef du musée des Arts décoratifs. Elle est simplement présentée dans les galeries latérales du bâtiment. Pourtant Tallon est central, lui qui symbolisa en France, dès les années 60, ce métier de designer encore peu connu, ni nommé. Ce pionnier, qui a été aussi enseignant à l’Ensad de Paris (L’École nationale supérieure des arts décoratifs), a défendu le mot et la discipline “design” plutôt que l’expression “esthétique industrielle” qui sévissait à l’époque.

En “Galloricain” comme il se définissait, car fan très jeune des produits et créateurs américains, des formes aérodynamiques du mouvement Streamline aux lignes fluides et lisses, il travaille dès les années 50 avec des entreprises, Dupont de Nemours, Caterpillar et Frigidaire. En ingénieur, il était en rupture avec le stylisme, et la décoration française des grands ensembliers: “Personne ne parlait de ce boulot, racontait-il lors d’une rencontre en 2005. Dominaient la décoration, les styles ; les entreprises fonctionnaient plus comme des exploitations agricoles que comme des industries modernes.”

Roger Tallon, Téléviseur portatif P111, Téléavia, 1963 © Les arts Décoratifs, Paris / A.D.A.G.P. 2016

Téléviseur portatif P111, Téléavia, 1963 © Les arts Décoratifs, Paris / A.D.A.G.P. 2016

L’exposition n’est donc pas imposante, mais elle est riche, documentée, rigoureuse, les commissaires Dominique Forest et Françoise Jollant-Kneebone ont su valoriser les archives que Tallon a léguées au musée en 2008. Rythmée de salles en salles par des vitrines, des gammes ou paysages d’objets, ou de petites installations, la scénographie épurée du collectif de graphistes H5 met en scène un design “global”, un système qui s’est adressé aussi bien l’individu qu’aux collectivités. On repère son téléviseur portatif Téléavia si connu et culte à l’époque, tout en rondeur, on reprend le train Corail, on réembarque à bord des premiers TGV Duplex, on passe de la rigueur des interrupteurs Cosmos très fonctionnels mais élégants conçus en 1970 aux machines à écrire Japy. “On achète avec les yeux”, prônait Jacques Viénot, fondateur de l’agence Technès avec qui le designer travailla de 1953 à 1973. Il a exploré le mouvement à toutes les vitesses : funiculaire, téléphérique, trains, moto, voitures, chaussures de ski… S’ajoute à sa passion pour la mobilité –il aurait aimé être pilote– le design graphique. La charte graphique d’Art Press, conçue en complicité avec Catherine Millet, repose sur trois piliers, le noir et blanc, la sobre police de caractères Univers et une grille de trois colonnes. Il conçoit aussi l’identité visuelle des produits solaires Bergasol, des bidons Elf, des produits Fluoryl, du logo de la SNCF.

Roger Tallon, Logos positif et négatif du TGV Atlantique (projet non retenu) Design Programmes Sa, 1986 © Les arts Décoratifs, Paris / A.D.A.G.P. 2016

Logos positif et négatif du TGV Atlantique (projet non retenu) Design Programmes Sa, 1986 © Les arts Décoratifs, Paris / A.D.A.G.P. 2016

Mais on débouche en fin d’exposition sur un projet plus fou : une crèche de Noël insensée pour l’aéroport d’Orly, commandée au sculpteur César. En guise de santons, Tallon réalise avec lui des “sièges portraits”, à l’effigie des vedettes de l’époque : Bardot, De Gaulle, Zitrone… On peut s’asseoir sur leurs genoux, tandis que l’on regarde le bébé Jésus sur un écran télé enfoui dans des bottes de foin… Cette nativité incongrue avait en 1966 séduit les enfants mais dérouté bien des adultes. Elle n’étonne pas de la part de Tallon qui, enfant, a évolué entre la rue canaille et les concerts des Jeunesses musicales de France, un peu anar et dadaïste. “Tallon voit dans l’art un complément indispensable et une frontière flexible entre sa pratique du design et la dimension de recherche qu’il développe dans toutes les directions”, écrit Françoise Jollant-Kneebone [1].

Pour Catherine Millet, il est “l’homme qui arrondit les angles”, car il va vite tourner le dos à l’angle droit de l’après-guerre. Mais il réfute tout caractère artistique à son design : “Je ne suis pas un intuitif, affirmait-il, je suis dans la réalité la plus totale. Mon escalier apparemment organique, n’est pas un Brancusi. Il est le résultat d’une recherche sur les tensions du caoutchouc, il est aussi concret qu’une hélice d’avion.”

“Le va-et-vient entre sphère privée et sphère publique est pour Tallon une évidence, fait remarquer Dominique Forest [1]. Il a toujours pensé que les accessoires des transports en commun devaient emprunter au domaine privé confort et intimité”. C’est cette hybridation entre industrie et domestique qui séduit encore dans le travail de Tallon.  Son concept novateur de “modules”, dont le “Module 400” de 1965 [2], qui s’assemblent, se combinent comme un jeu de construction pour aménager une boîte de nuit, reste si contemporain. Et il a abordé tant de domaines de la vie quotidienne, comme la bureautique, le multimedia, le sport, l’outillage, le mobilier, les arts de la table, l’architecture d’intérieur, l’art… Pour des marques célèbres, dans des expositions universelles, des bars ou boîtes de nuit ou dans des galeries. Avec son agence “Design Programmes SA”, fondée en 1973, ce designer a déposé plus de 400 brevets, modèles et marques en l’espace de dix ans.

Tallon le méthodique était attaché à la fonctionnalité et l’usage d’un objet, ne craignait pas les contraintes d’un cahier des charges. Mais il ne limitait pas une forme à une seule fonction. Il le prouve, avec une de ses silhouette iconiques, le champignon, en le déclinant en objets très différents : chaise, table, verre, cuillère, luminaires, siège, il aime faire des gammes. Dans son approche industrielle, son exploration de nouveaux matériaux, son attrait pour le mouvement, les rouages et les systèmes, il peut insuffler à certaines pièces une grande sensualité joyeuse. Pas étonnant donc que Jane Birkin soit allongée sur le “Lit métamorphique” trapézoïdal en plastique moulé (1966) dans le film la Piscine de Jacques Deray (1969). Sur son célèbre tabouret Cryptogramme, de 1969, à la forme fétiche déjà évoquée de champignon, trône les séduisantes fesses nues d’une jeune femme. On retrouve cet agréable popotin pour présenter une autre chaise fameuse, en bois et pliable, la “TS” pour Sentou (1978). Pas difficile de deviner à qui appartenait ce joli petit cul.

Anne-Marie Fèvre

Roger Tallon, Chaise TS, Sentou, 1978 © Les arts Décoratifs, Paris / A.D.A.G.P. 2016 © Les arts Décoratifs, Paris / A.D.A.G.P. 2016

Chaise TS, Sentou, 1978 © Les arts Décoratifs, Paris / A.D.A.G.P. 2016

Exposition “Roger Tallon, le design en mouvement”. Musée des Arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, 75001.  Jusqu’au 8 janvier 2017. Conférences les 17 novembre et 8 décembre, à 18h30.

[1] Citation extraite du catalogue, réalisé sous la direction de Dominique Forest et Françoise Jollant-Kneebone, 49 euros.

[2] À la Galerie Jousse Entreprise, 18, rue de Seine, 75006. Jusqu’au 8 octobre 2016.

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