La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 31 Mar 2019

Quelque chose là-haut : tous les quinze jours, un nouvel épisode d’une histoire simple et terrible. Il y a quelque chose là-haut qui m’obsède. Quelque chose dans le ciel, ou dans ma tête peut-être.

J’en ai bien assez dit. Je ne rajouterai que ceci : si j’avais à étouffer une affaire de ce genre, assez unique tout de même, je tenterais de faire passer pour fous tous ceux qui chercheraient à la rendre publique. Ce ne serait pas bien difficile : les gens qui prétendent que les Martiens sont ici parmi nous ne passent pas pour des modèles d’équilibre psychique, et des soucoupes volantes, des illuminés en voient tous les jours. Un vaisseau extraterrestre en orbite autour de la Terre ? Vieille histoire : depuis 1954, quantité de journaux puis de sites conspirationnistes ont relayé la légende du Black Knight, ce satellite d’origine extraterrestre qui tournerait autour du globe depuis plus de 13.000 ans. La variante la plus récente, relayée par des sites potaches (bien vite fermés, étrangement), est qu’un Null Satellite serait positionné en orbite géostationnaire au-dessus de Null Island, qu’il n’émettrait rien, qu’il serait quasiment invisible. Évidemment, personne ne peut croire à un tel roman.

L’Hypothèse du zoo, celle d’une Terre sous surveillance discrète, est simple à écarter puisqu’elle n’est ni démontrable ni vérifiable : si les extraterrestres ont les moyens techniques de se soustraire à toute forme de détection, allez donc prouver qu’ils sont là. Le romancier et physicien britannique Stephen Baxter a tenté une variante avec son Hypothèse du Planétarium : la Terre, selon lui, serait plongée dans une puissante simulation de réalité virtuelle qui nous masquerait tout indice de la présence alien. Des signaux électromagnétiques la rendraient indétectable en générant l’équivalent d’un planétarium à l’échelle du Système solaire. Guère plus plausible, et encore moins vérifiable sauf à imaginer qu’un jour, nous soyons capables d’aller débrancher la grande machine, comme le font les héros du film Matrix.

L’imagination humaine est aussi vaste que le cosmos, mais concernant une éventuelle civilisation intelligente autre que la nôtre, elle reste d’une extrême indigence. Comment l’être humain pourrait-il concevoir une intelligence différente de la sienne ? Nous sommes donc condamnés à l’anthropomorphisme, faute de disposer d’un autre modèle. Nous pouvons au mieux aller le chercher dans l’intelligence animale : il serait plaisant d’imaginer des aliens avec une intelligence de dauphin. Peut-être finiraient-ils, après capture, dans quelque MarineLand californien. Une raison de plus pour eux de se méfier de nous, j’imagine.

C’est à une véritable crise de paranoïa qu’il m’a fallu faire face durant des mois. J’ai échafaudé mille scénarios, exploré mille pistes, puis, le temps faisant des miracles, j’ai fini par me calmer. Les cachets ont un peu aidé. Cependant il y a pire que l’imagination : la mémoire. Ma navigation sur l’Argo, les têtes coupées, ce fusil entre mes mains, ce garçon qui riait avant de mourir. Ce genre d’images ne s’effacent jamais. Et lorsque leurs contours devenaient un peu flous, Ilona se chargeait de les rafraîchir, jusqu’à ce qu’elle passe son cou dans un câble électrique.

J’avais été soulagé en apprenant la mort d’Ilona, maintenant je réalisais que j’avais perdu la seule personne à laquelle me confier aurait été possible. Pour être tout à fait franc, j’ai même envisagé d’aller me recueillir sur sa tombe à Guernesey car je caressais l’idée vague et absurde d’un échange post-mortem qui aurait soulagé ma conscience. Au point où j’en étais… Je doute que l’on puisse communiquer avec les défunts, mais s’il y a bien une île sur laquelle l’esprit du surnaturel est susceptible de souffler, c’est celle où Victor Hugo, lors de ses années d’exil, a eu tant de visions, côtoyé l’infini et produit tant d’œuvres hantées par l’inconnu.

Je n’invoque pas ici le nom du poète par hasard. En 2013, la Maison Victor Hugo de la place des Vosges, à Paris, avait organisé une exposition consacrée au spiritisme dans les arts. Les médiums ont irrigué une part singulière de la production culturelle des XIXe et XXe siècles, au moins jusqu’au Surréalisme, et, comme chacun sait, Hugo lui-même ne rechigna pas à interroger les guéridons lors de son séjour à Jersey, avant de rejoindre Guernesey. C’est pourquoi le directeur de l’établissement de la place des Vosges, Gérard Audinet, avait eu la belle idée de réunir dans l’ancien appartement du poète diverses œuvres écrites, peintes ou sculptées par des artistes sous l’influence des esprits. Peu avant la fin de l’exposition, une idée s’est imposée à moi : il fallait absolument organiser in situ une séance de spiritisme en bonne et due forme. Peu probable que nous arrivions à entrer en contact avec les mânes du poète, mais au moins serions-nous fidèles à l’esprit de cette manifestation, qui était que l’esprit se manifestât. Gérard Audinet, homme non dénué d’humour et de curiosité, avait été amusé par le projet. Le vent de l’au-delà soufflerait si fort que nous en serions décoiffés, avait-il plaisanté.

Eh bien, de fait, le vent souffla. Le soir de la clôture, nous nous sommes retrouvés autour d’un lourd guéridon de chêne que seuls des déménageurs auraient pu déplacer. Participaient à cette séance, mains posées à plat sur la table et mines de circonstance, le directeur de la maison, la responsable des relations publiques, un médium patenté, mon amie Colombe et moi-même. Des caméras avaient été disposées à chaque coin de la pièce, car autant faire les choses sérieusement. La séance a commencé mollement, la table restant désespérément muette et immobile. Les seules manifestations de l’au-delà qui nous parvenaient étaient les sirènes des ambulances passant place des Vosges et les craquements sinistres du parquet. Nous nous sommes sentis ridicules. Cependant, tout a basculé au bout d’une demi-heure. La table s’est mise à bouger, d’abord de quelques centimètres puis a circulé dans la pièce comme si elle avait été posée sur des roulettes (je tiens les enregistrements vidéos à la disposition des sceptiques).

Le phénomène était si impressionnant que nous avons à peine osé poser des questions au fantôme d’Hugo, à supposer que ce fût lui qui animait le meuble en chêne. De toute manière, qu’aurions-nous pu lui demander s’il avait surgi ex abrupto, évadé par miracle de sa crypte du Panthéon ? Nous n’avions pas vraiment envisagé cette éventualité ; la seule idée qui me vint alors en tête fut de lui demander s’il était content de partager son caveau avec Émile Zola et Alexandre Dumas. J’ai finalement renoncé à poser une question aussi grotesque. Qui sait ce qu’il aurait répondu ? Nous sommes donc restés cois, à la fois stupéfaits et embarrassés.

La table a fini par s’exprimer d’elle-même, tenant des propos d’abord inintelligibles, puis d’autres plus construits que nous avons pris en notes lettre par lettre, au rythme des coups donnés par les pieds du guéridon. Les premiers mots furent : « Maintenant, c’est ici le rocher fatidique, et je vais t’expliquer tout ce que je t’indique. Je vais t’emplir les yeux de nuit et de lueurs. Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs ». La table avait le bon goût de s’exprimer en alexandrins, et sa production ressemblait fort du Victor Hugo (vérification faite, c’était un extrait du poème Ce que dit la bouche d’ombre). Ce préambule avait de quoi glacer le sang.

Vinrent ensuite des envolées poétiques sur l’enfer, la peur, le mal, assez proches dans l’esprit de son long poème La fin de Satan, bien qu’elles n’en fussent pas directement extraites (j’ai vérifié aussi). Enfin il y eut ceci, moins rimé : « Laissez-moi donc à mon rocher de solitude, le temps n’appartient qu’à ceux qui l’habitent. Le ciel est hanté par les spectres. Tournez, fantômes, vous n’êtes pas de ce monde et je ne suis pas du vôtre ». Je me demande si Victor Hugo n’était pas plus visionnaire encore qu’on ne le dit.

Bref, j’ai été très tenté d’aller revoir la tombe d’Ilona au cimetière de Candie Road, sur cette île affolée par le vent d’ouest « où rien n’est moins rare qu’un sorcier », dixit l’exilé. J’ai même pris un billet de ferry. Cependant, à la veille d’embarquer, je me suis dit que je commençais vraiment à perdre la raison et que le peu qu’il me restait risquait de s’évaporer dans le ciel des îles anglo-normandes, ou dans ses cimetières.

Dès lors, je n’ai plus cherché à savoir qui était ce mystérieux Jenny de la DCRI. J’ai arrêté de fouiller fébrilement le web à la recherche d’informations sur… sur quoi à vrai dire ? Aucun nouveau colis ne m’est parvenu au journal. J’ai quitté Libération après vingt ans de relativement médiocres quoique loyaux services (triste jour : c’était le 7 janvier 2015, date de l’attentat contre la rédaction de Charlie). Ensuite j’ai fui Paris, ses touristes, ses fantômes, son agonie. J’ai pris une semi-retraite en Normandie, dans une ville au bord de la mer qui vit à mille lieues de l’angoisse qui croît dans ce monde en décomposition. Je me suis mis au golf, à la pêche à pied, à l’histoire locale, aux balades en vélo, bref à tout ce qui me permettait de ne plus penser, avec un certain succès d’ailleurs.

Or soudain, il y a quelques mois, alors que j’étais dans mon jardin lisant un roman tout en surveillant du coin de l’œil ma nièce de cinq ans qui jouait à la balle, cela s’est produit. La fillette s’est subitement arrêté de chantonner et tout est devenu silencieux. Inquiet, j’ai levé les yeux du livre que j’avais entre les mains ; j’ai vu ma nièce assise sur l’herbe en train de regarder fixement le ballon rouge qu’elle avait lancé à une dizaine de mètres devant elle. Ses bras étaient tendus vers le ballon. Il n’y avait pas de vent, le terrain était plat. Au bout de quelques secondes, le ballon s’est mis à rouler, lentement, puis de plus en plus vite, jusqu’à venir à ses pieds. Elle s’est mise à rire et à battre des mains. Autour de nous, l’air vibrait étrangement, les gros nuages blancs semblaient comme figés dans l’azur, et une petite musique familière venue de nulle part a commencé à sonner à mes oreilles. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait, et en même temps je le devinais trop bien. J’étais épouvanté.

Je me suis levé en tremblant pour aller me réfugier dans la maison, laissant là la pauvre enfant. J’ai attendu que l’orage passe.

Joseph Conrad écrit à la fin d’Au Cœur des ténèbres : « Il me semblait que la maison s’écroulerait avant que je puisse m’échapper, que le ciel me tomberait sur la tête. Mais rien n’arriva. Le ciel ne tombe pas pour de pareilles broutilles. […] Je levai la tête. Le large était barré par un banc de nuages noirs, et le tranquille chemin d’eau qui mène aux derniers confins de la terre coulait sombre sous un ciel couvert – semblait mener au cœur d’immenses ténèbres ».

Le lendemain, j’ai commencé à écrire ce récit.

On le lira comme on voudra.

FIN

Édouard Launet
Quelque chose là-haut

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