La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Quarante sonnets noirs pour le Petit Chaperon Rouge
| 30 Sep 2018

Tralalalilalère

Dans mon bureau enfin rangé, j’écoutais tranquillement un air de Manon dans l’opéra éponyme de Massenet et faisais remarquer à Antigone, enfin rentrée de Grèce, combien les aigus d’une soprano lyrique ont une largeur que n’atteindront jamais, à mon sens, ceux d’une…

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… soprano légère, ce à quoi Antigone me répondit en me parlant de la beauté des chœurs antiques et je lui demandai si elle avait assisté à beaucoup de concours de tragédie à Athènes, oui beaucoup, et elle me demanda si j’envisageais d’ajouter un peu d’opéra à l’arsenal thérapeutique de l’hôpital et je lui dis

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– Mais enfin Marcel arrêtez cette ritournelle ! Je sais que vous êtes content.e que l’algorithme infirmier soit en panne et votre poste consolidé par le fait, mais faut-il vraiment que…
– Mais ce n’est pas moi, me répondit la voix sucrée notre infirmier.ère littéraire

J’entendis alors les voix des Drs P. et B. résonner depuis l’aile Moreno.

– Ah, mais non, tu ne touches pas à cette plante.
– Tu sais que le beurre c’est mauvais pour le choléstérol ?
– Non cette plante n’est pas un champignon que tu peux cueillir au passage
– Pour ta mère-grand ? Mais bien sûr que c’est mauvais le beurre pour les mères-grand. Allons, donne-moi ce petit pot de beurre.
– Non, madame Caroline Forêt, cette enfant n’est pas voilée : il s’agit d’un chaperon.
– Marcel !? Madame Caroline Forêt décompense. Elle a pris son traitement ?
– Mais oui, la dame va te rendre ton chaperon que ta maman a tricoté pour toi si bien que l’on t’appelle le Petit Chaperon Rouge. Soyez raisonnable, Madame Forêt.

J’ai dit à Antigone que c’était le Petit Chaperon Rouge. Elle m’a dit qu’elle ne connaissait pas. Je lui ai dit que c’était normal et, prise d’une soudaine inspiration, j’ai couru jusqu’à l’aile Moreno.

– Je ne suis pas sûre que l’hypercholestérolémie soit le bon diagnostic, docteur.e, ai-je dit

Le Dr P. m’a toisée et nous sommes regardées glacialement. On aurait entendu un Petit Chaperon Rouge en train de cueillir des fleurettes pour sa mère-grand.

– Et sur quoi fondez-vous cette intéressante intervention à propos de cette enfant qui, jusqu’à preuve du contraire, est ma patiente, docteure ?
– Oh, j’ignorais que vous fussiez également pédiatre littéraire, docteure.
– Ne touche pas à cette plante, on t’a dit, a dit la Dr B.
– Docteures, voyons, a dit Marcel attiré.e par le bruit de notre consororale discussion.
– Bon je veux bien admettre qu’elle souffre aussi d’hyperphagie. Donne cette galette au docteur, a dit la Dr P. en signe de bonne volonté.
– À vrai dire, ma chère consœur, je crains que l’hyperphagie de la patiente ne se manifeste paradoxalement : dois-je vous rappeler qu’elle se fait manger ?

Et pourquoi se fait-elle manger ? a raisonné la Dr B. qui s’exprimait malheureusement en allemand sous le coup de l’émotion, si bien que personne ne la comprit sauf le Petit Chaperon Rouge qui a été traduite dans toutes les langues.

Bonne question, docteur, j’ai dit. Elle se fait manger parce qu’elle croit à la vie, pense que tout va bien et fait exagérément confiance à tout le monde, loup compris.

Tirelirelou, a dit le Petit Chaperon rouge

– Vous voyez ? Elle est insupportablement insouciante. Mais dans la vie il y a des loups. La vie ce n’est pas toujours rouge, bleu tendre, ni même rose, cher.ère Marcel.
– Et vous prônez, docteure ? a dit le Dr P. un peu moins glacialement.
– Un cocktail thérapeutique en noir, docteure.
– On a pas ça dans la pharmacie a remarqué Marcel sur un ton fâché car il n’avait pas aimé ma remarque sur le rose.
– Regardez plutôt ce qui vient d’être préparé par Patrick Reumaux aux Laboratoires Isolato : Quarante Sonnets noirs, c’est ce qu’il faut au petit Chaperon Rouge !

Et sous les yeux ébahis du staff et d’Antigone qui nous avait rejoint.e.s dans sa belle toge noire, je brandis cet intéressant cocktail de sonnets noirs, de Shakespeare à nos jours ou presque. Sans plus attendre que le Petit Chaperon Rouge se remette à chantonner, j’y prélevai quelques ingrédients propres à lui montrer la noirceur de la vie, les lui appliquant en cataplasme sur ses belles joues rouges. Je commençai par extraire l’excès de plasma rouge dont elle souffre en lui rappelant avec Shakespeare (l’ensemble du traitement est anglais) que qu’à la fin on est cette chose « vidée de son sang par les heures », puis l’avertis qu’on n’avait pas trop le temps de musarder en route car « l’airain pas plus que le roc, la terre ou la mer sans bornes n’échappent à l’empire de la mort », et qu’elle ne se croie pas la plus jolie des créatures malgré tout ce que peut lui dire sa mère qui l’aime beaucoup : « Ta glace te montrera que ta beauté se fane ». Quant aux oiseaux qui accompagnent ses promenades dans les bois « s’ils chantent, c’est tellement en sourdine que les feuilles pâlissent, craignant l’hiver en gésine ». D’ailleurs, pas la peine d’espérer : « personne ne sait se dérober au ciel qui mène à cet enfer » et, pour ceux qui lui parleraient du corail « plus rouge que le rouge de ses lèvres », qu’elle leur réponde que « si la neige est blanche, ses tétons sont bruns, pas de fils d’or mais des fils noirs dans ses tresses ». Eh oui, mon petit Chaperon « toi qui noir comme l’Enfer es brune comme la nuit ». À ce premier traitement en intraveineuse, j’ai ajouté en prise orale quelques autres composantes : quelques milligrammes de Dante Gabriel Rosetti pour « la nue sombre de la Mort » et le « gris du Tartare qui me glace et là-bas, au loin là-bas les nuits à venir loin des jours qui furent », une bithérapie Oscar Wilde et ses « lèvres délétères qu’ont les hommes quand ils embrassent en Enfer » associé à Lord Alfred Douglas pour un « grand oiseau aux ailes de plomb, un oiseau noir ». J’ai enfin prescrit en traitement de fond une application régulière d’Edna St. Vincent Millay, qui offre un parfait antidote aux forêts joyeuses de la rouge patiente : « dans l’hiver se dresse l’arbre solitaire qui ne sait quels oiseaux un par un sont partis mais connaît maintenant le silence des ramures ». En cas de rechute vers le carmin, j’ai indiqué une piqûre de Gamel Woolsey toujours efficace : « Des montagnes creuses reviennent les échos où les voix des morts me répondent ».

– Elle est moins rouge, a remarqué Marcel qui n’était plus fâché.e.
– Vous auriez un reste du traitement pour mes Schtroumphs ? a demandé le Dr B.
– Quand même c’est un peu sombre, a dit le Dr P.
– Oui mais…, ai-je commencé.
– La vie aussi est sombre, a fini Antigone.
– Et puis quand il n’y a pas de noir, il y a moins de poésie, ai-je fait remarquer. Vous ne voulez pas décourager l’industrie pharmaceutique tout de même ?
« Un bonheur en amont, une peste en aval », a régurgité le Petit Chaperon Rouge.
– Vous voyez ? Elle ne croira plus que les loups sont gentils…
– C’est vrai qu’elle va mieux à présent, a dit le Dr P. Elle ouvre les yeux dans le noir.

Dr Sophie Rabau,
Ancienne Interne des bibliothèques de Paris
Professeure agrégée de médecine littéraire ancienne et moderne.
Cheffe de clinique en lutte à l’Université Paris 3.
Compétence en phoniatrie littéraire.

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