La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Le sexe en solitaire, pour Pénélope
| 21 Août 2018

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

Qu’est-ce que je m’ennuie ! Le service de médecine littéraire est désert comme un mois d’août. La Dr P. passe de temps en temps pour arroser ses plantes et lire de la poésie à ses patients hospitalisés, mais elle ne reste pas. La Dr B., après avoir brillamment soigné Pinocchio, devait consacrer son été à faire de la médecine humanitaire en Schtroumpfie, mais finalement elle a dû répondre à l’appel d’un de nos patients qui a appelé les urgences littéraires en demandant « qu’on vienne le chercher ». Depuis on n’a pas de nouvelles. Marcel semble bien profiter de ses vacances au Pink Camp des infirmières mais la très jolie carte postale représentant un flamant rose qu’il nous a envoyée ne suffit pas à me consoler de son absence. Il faut dire qu’il a été remplacé, à titre expérimental, par un algorithme de tri des patients dont la conversation est très limitée. Gladys du service de chirurgie poétique est à un colloque « Bistouri et Alexandrin » sponsorisé par la maison Laguiole. Quant à Antigone, elle est allée voir de la famille à Thèbes – malgré mes soins et mon amour elle reste très attachée à ses frères et à son père, ce qui revient à peu près au même. Nos chroniques, Madame Caroline Forêt et Nadine Morano, sont toujours là mais leurs constantes sont excellentes, et la lecture, pour l’une, des Mille et nuits, pour l’autre de Claudel en faible dose homéopathique, suffit à les maintenir. Il fait chaud. Antigone n’est pas là. Je n’ai vraiment rien à faire. Si ça continue je vais m’injecter un bon vieux page turner pour passer le temps. Ou alors essayer les blouses à paillettes de Marcel, tant qu’il n’est pas là ? Pas prudent… J’ai peur que la direction de l’hôpital n’ait installé des caméras pour notre (surveillance) sécurité. Et à propos de direction de l’hôpital, voilà l’algorithme qui émet les premiers accords de Vissi d’Arte (c’est moi qui l’ai réglé). Il a quelque chose à annoncer…

– Nouveau.elle patient.e (l’algorithme est politiquement correct) en attente, dit-il de sa douce voix synthétique.
– Tu veux dire un vrai patient ou encore un patient virtuel qui s’est inscrit.e (j’essaie de parler son langage) sur Parcours Hosp’ la plateforme de triage à distance ? je demande.
– Nouveau.elle patient.e en attente, dit l’algorithme.

D’accord, j’aurai plus vite fait d’aller voir moi-même.

– Nouveau.elle patient.e en attente, dit l’algorithme
– Ta gueule, je lui dis en me dirigeant vers la salle d’attente.

Tout de suite, je suis heureusement frappée par sa ressemblance avec Antigone. Ces boucles brunes, ces hanches souples, plus pâle toutefois que ma patiente amante [1], comme flétrie par un désœuvrement qui me rappelle le mien, mais en plus grave. Farouche avec ça, se dérobant à mes regards. Je tente un interrogatoire désinvolte, une vieille technique pour rassurer la patiente.

– Que faites-vous donc en nos murs ?
– J’attends.
– Oui bien sûr, vous attendez, puisque vous êtes dans une salle d’attente. J’espère à ce propos que notre algorithme ne vous a pas fait trop attendre.
– Mon attente, nul ne peut l’aggraver, car je suis toute attente.
– Attendez, vous voulez dire que vous consultez pour attente ?
– Oui…
– Pénélope, fille d’Icarios ?
– C’est moi.
– Par Athéna, grande est ma joie. Comment va Ulysse ? Ah oui, pardon, vous ne savez pas, vous l’attendez…
– Voilà.
– Nouvelle patiente en attente, dit l’algorithme.
– Aheum, ne l’écoutez pas et auriez-vous l’obligeance de signer ici sur cet, heum, écran, avec ce euh, calame électronique, je sais que vous ne comprenez pas tout ce que je dis, mais…
– Je comprends très bien, ma dernière réécriture est très récente…
– Mais oui, bien sûr, où avais-je la tête. Même pas la peine de vous parler grec ancien. Pourtant j’ai quelque compétence en médecine ancienne, vous savez, mais je m’égare, à force d’attendre que quelqu’un arrive, je suis toute excitée de pouvoir bavarder un peu, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire, quand on a beaucoup attendu, oui, bien sûr, vous voyez, excusez- moi.

Je dois absolument me ressaisir, passer à l’anamnèse, l’examiner. Mais j’ai comme la sensation d’avoir en moi la solution. Voici une patiente en attente, séparée de son partenaire, comme je le suis de la mienne. Elle attend. Et attendant se trouve désœuvrée, ou se trouvant désœuvrée se met à attendre, l’étiologie est réciproque. C’est en ce désœuvrement que gît le mal. Car l’absence de son partenaire préféré, loin de devoir entraîner une patiente et ennuyeuse expectative, est au contraire l’occasion rêvée de se livrer à d’intéressantes activités auxquelles j’aurais dû penser plus tôt. Quoi qu’il en soit, j’ai le remède pour moi et pour Pénélope. Je l’ai justement trouvé récemment sur la table de l’une des mes pharmacies littéraires préférées et je le sors triomphalement de ma blouse devant les yeux de Pénélope, que j’ai jugé opportun d’hospitaliser provisoirement dans la salle d’attente. À la seule lecture du titre, nous nous sentons déjà mieux : Le Sexe en solitaire, voilà qui donne envie et fait passer la potion un peu plus amère annoncée par le sous-titre : Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité .

Thomas Laqueur, Le sexe en solitaire. Contribution à l'histoire culturelle de la sexualité, traduit de l'anglais (États-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, coll. NRF Essais, 2005.L’intérêt de ce traitement est évident. D’abord il permet d’expliquer à Pénélope pourquoi elle n’a pas pensé toute seule à la solution qu’il propose : c’est que la masturbation, autrement nommée onanisme d’après le biblique Onan qui dispersa sa semence plutôt que de s’unir à sa belle sœur (chacun ses choix), n’apparaît sinon comme pratique, du moins comme concept qu’autour des années 1708-1716, dans un libelle que je ne recommanderai à aucun patient pas même à Nadine Morano : Onania ; or The Heinous Sin of Self-Pollution, and all its Frishtful Consequences, in both sexes Considered, with Spiritual and Physical advices to those who have already injured themselves by this abominable practice. And seasonable Admonition to the the Youth of the nation of Both Sex… L’auteur de ce traité semble être un confrère un peu véreux sur les bords qui proposait à prix d’or quelques remèdes extra-littéraires de charlatan pour soigner le mal qu’il venait d’inventer. Plus stimulante pour Pénélope et pour moi est la perspective de l’auteur du traitement qui consacre 430 pages à se demander pourquoi il a fallu attendre tant de temps pour nommer et reconnaître une pratique qui existait évidemment avant le début du XVIIIe. Pénélope et moi, décillées, n’en revenons pas, en effet, qu’en vingt-neuf siècles d’existence (je parle de l’existence de Pénélope), aucun auteur n’ait jamais pensé qu’une femme sans partenaire ait bien mieux à faire qu’attendre, faire de la tapisserie et résister à des prétendants.

Il faut dire que les penseurs qui se sont penchés sur la question n’avaient généralement pas une vision aussi positive de cette commode pratique solitaire. Rousseau par exemple, lecteur du traité Onania, semblait avoir besoin d’un traitement urgent en médecine littéraire, et n’a jamais considéré que la masturbation aurait été pour Julie une intéressante alternative à Saint Preux. Quant à Freud, Pénélope et moi nous tenons les côtes en découvrant ses positions un peu, disons, désinformées : il faut tout de même attendre les années 60 du XXe siècle pour que soit publiquement démentie son idée « que la sexualité clitoridienne et avec elle la masturbation était une pratique que délaissaient les femmes adultes ». D’un intérêt tout particulier pour Pénélope est le chapitre consacré à la masturbation avant son invention à l’aube du XVIIIe siècle. On y comprend pourquoi (je me centre surtout, évidemment, sur ce qui concerne ma patiente) Homère et ses descendants directs n’ont pas proposé la branlette à Pénélope : ils n’y pensent pas vraiment, ou plutôt la chose va tellement de soi qu’elle ne vaut même pas une simple mention (voilà qui explique peut-être le silence d’Homère, sur la question ?).

Quoi qu’il en soit, Pénélope se réjouit (et me regarde avec un petit air de supériorité) de découvrir que la médecine antique est généralement indifférente à la masturbation féminine ou masculine et n’en fait pas tout une histoire. Le seul de mes confrères grecs à en parler, Galien, recommande aux femmes le « toucher des parties génitales » pour lutter contre les problèmes de sécheresse et encourage donc les « convulsions » accompagnées de douleur (encore un qui est mal renseigné) et de plaisir (un peu renseigné quand même) qui s’ensuivent. C’est donc principalement – excellente nouvelle pour ma patiente – hors la littérature médicale qu’est abordé l’onanisme dans l’Antiquité. Pénélope apprécie, moi aussi, la sympathique anthologie de bons auteurs grecs et latins donnée par ce traitement décidément agréable et nous nous réjouissons qu’Athènes soit né d’une semence jetée à terre par Héphaïstos. Sur un plan plus technique, nous prenons également bonne note des suggestions d’Aristophane qui pense, lui, à ce que peuvent faire les femmes quand les hommes sont à la guerre et décrit assez précisément un « ustensile de cuir » de huit doigts de long – Pénélope me confirme que l’on trouve du cuir à Ithaque également.

Dans notre hâte d’en venir aux travaux pratiques, nous passons un peu plus rapidement mais avec enthousiasme sur les témoignages laissés par la tradition juive et chrétienne qui se centrent un peu trop sur les hommes et pas assez sur les femmes pour retenir notre attention. Pour tout dire, nous ne lisons qu’à peine la description de la situation médiévale, retenues que nous sommes par la contemplation des très jolies illustrations (Pénélope prend des notes, moi des photos) que l’on trouvera aux alentours de la p.178 du traitement. Et nous nous réjouissons que le chapitre III confirme ce que nous devinions « Le sexe en solitaire ne posa guère problème durant plusieurs millénaires » (p.204 du traitement).

Il reste alors comprendre, pourquoi tout à coup ce qui n’était pas un problème le devient, ce qui a manifestement empêché auteur et exégètes d’imaginer que Pénélope pouvait faire autre chose qu’attendre. Sans vouloir spoiler, si je puis dire, les réponses de l’auteur du traitement, j’en retiendrai et Pénélope aussi, que la masturbation a pu poser problème d’une part parce qu’elle suppose une indépendance du sujet par rapport à une organisation sociale et d’autre part parce qu’elle créé une sorte de complicité implicite et invisibles entre des sujets libres et autonomes et – ne l’oublions pas – assez créatifs, la branlette allant bien souvent avec l’imagination. De là à supposer que c’est pour cela que beaucoup de femmes fictives se lamentent et attendent désespérément leur partenaire, au lieu de s’offrir une gâterie, il n’y a qu’un pas que je m’interdis de franchir, soucieuse d’en rester à des considérations strictement médicales.

Car dans le domaine qui est le mien, les conséquences du traitement que je viens d’appliquer à Pénélope, pourraient avoir une ampleur que je ne soupçonnais pas : combien de patientes fictives, enfermées dans les pages étroites de romans et autres épopées, attendent-elles qu’un médecin littéraire attentif comprenne enfin ce qu’elles font vraiment quand elles sont seules, c’est-à-dire assez souvent. Je crois qu’il est nécessaire que la direction de l’hôpital consente à un effort financier conséquent pour que soit créée non seulement une aile Pénélope qui recevra toutes les héroïnes susceptibles de se faire plaisir sans personne pour les y aider, mais aussi une aile Ulysse où nous accueillerons tous ceux et toutes celles qui nous racontent des histoires de femmes seules sans jamais penser à cette possibilité. Sans oublier les lecteurs et les lectrices qui n’y pensent pas assez, et les critiques littéraires qui n’en parlent pas beaucoup. Je suis consciente que ce projet va exiger un accroissement drastique de nos capacités d’accueil et faire exploser l’algorithme, ce qui ne sera pas un mal, mais l’enjeu est d’importance, et puis de toute façon, on est déjà plein de schtroumpfs qui courent partout, et tiens au fait, la schtroumpfette entourée de schtroumpfs gays, que croyez-vous qu’elle fait, il faut absolument que j’en parle au Dr B. quand elle reviendra. Quoi qu’il en soit, j’hospitalise Pénélope dans une chambre au calme, débranche l’algorithme et m’enferme à double tour dans la salle de garde. C’est formidable d’être seul.e à Ithaque, surtout l’été.

Sophie Rabau
Ordonnances littéraires

[1] Comme la Dr P., parfois distraite comme toutes les grandes praticiennes, n’avait pas tout à fait compris, lors de notre dernière réunion de staff, la nature de mes relations avec Antigone, cette mise au point lui est tout spécialement dédiée.

Thomas Laqueur, Le sexe en solitaire. Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, coll. NRF Essais, 2005.

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