La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 23 Déc 2018

Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par un couple d’ostréiculteurs gentils mais rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali iibn-el-Fahed, dompteur, le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire internationale, Tigrovich, tigre, prince et artiste aurait tout eu pour être heureux si la main de la fatalité n’avait frappé à la porte de sa merveilleuse carrière : ce fut l’accident, puis, bien pire, la mélancolie de l’artiste, étrange langueur dont on ne se remet jamais tout à fait. Malgré son grand retour sous le chapiteau, le tigre doute, s’alcoolise puis retrouve l’inquiétant Irénée, artiste du négoce en substances illicite. Ça ne va pas du tout, et ça ne va pas s’arranger.

Le tigre avait besoin d’argent. Sans rien en dire à Ali, il détourna ces missives que tous deux avaient jusqu’à présent dédaignées. Divers industriels du monde entier y proposaient d’acheter les services du tigre pour vanter les mérites de produits manufacturés dont ils comptaient inonder le marché mondial : manuels de remise en forme, lunettes fumées de différents coloris, nourriture à destination vétérinaire, cela pour les plus raisonnables, ceux qui avaient encore à cœur que le tigre ne vantât que des marchandises honorables et liées à son art, mais pour les autres c’était pire. Tout et n’importe quoi pouvait être vendu, pourvu que le tigre en parlât et portât sur ses maillots de spectacle le logo peu glorieux de compagnies de service orientées vers la télécommunication, d’établissements de transport maritimes et terrestres, voire d’usines dédiées à la mécanique automobile qui recommandaient, on ne sait pourquoi, l’insertion de tigres au milieu des propulseurs et turbines, sans oublier, honte suprême, ces autoroutes du monde entier où des images du tigre peint en bleu signalèrent, je peine à le dire, de vulgaires auberges et bientôt, ce fut pire, quelques chaînes de supermarchés où ne se négociaient certes pas les produits raffinés que l’on avait jadis servis à la table de Tigrovich et d’Ali (souvent à cette époque Ali dînait seul).

Autant la joie nous a fait frissonner, quand nous faisions surgir en nos mémoires les grands numéros qui firent la gloire de l’artiste, autant le rouge envahit notre front quand nous devons maintenant et le plus discrètement possible (qui en soutiendrait davantage) évoquer les quelques films à vocation commerciale dont notre héros fut, hélas, l’acteur. Passons sur celui où il semblait se délecter d’une pâtée pour chat, lui qui avait aimé les huîtres et le sanglier aux airelles. Ne disons qu’un mot rapide de cette séquence où il parcourait, prétendument enthousiaste, les rayons d’un supermarché où dans la réalité il n’avait jamais mis le quart d’une griffe. (Que ce supermarché ait été tenu par un cousin au second degré d’Ali, par la branche Fahed de sa famille, ne change rien à l’affaire : dans ce supermarché, l’artiste n’avait rien à faire, sinon peut-être quelques doubles saltos entre les rayons, ce à quoi le minable réalisateur de ce très court métrage n’avait pas même pensé). Quant au détournement du sublime numéro « Tigre en piscine » en un placard vulgaire vantant les charmes de piscines à creuser dans les jardins de modestes péquenots, qui s’endetteraient jusqu’à la gorge pour pouvoir en payer les traites, sans pourtant envisager de s’y baigner plus d’une à deux fois par an, le cœur de cible de la chose se situant dans les Flandres, nous n’en dirons pas un mot, de peur de voir nos cœurs saigner, et nos âmes s’empourprer d’une juste colère.

Comme finit par s’empourprer, d’ailleurs, l’âme d’Ali, fier dompteur. Qui jusque-là, reconnaissons-le, avait été débonnaire. Mais le tigre, à force de doute, était devenu gourmand, retrouvant d’anciens démons. Tandis que sous l’effet des produits fournis par Irénée, il voyait fondre les muscles ductiles qui avaient jadis sailli sous sa robe rayée, la peau pendant quelque peu, il ne renonçait pourtant pas aux plaisirs de la bouche, ne sortant jamais de l’un de ces supermarchés, où on louait trop souvent ses services, sans dissimuler, dans les plis, usés à présent, de ses redingotes en soie rose, quelques pâtés de tête dont la fabrication industrielle, matière grasse roborative, contribuait à la croissance discrète mais régulière d’un ventre qui ne seyait guère à l’artiste. Lequel artiste, ventre en avant, à l’étroit dans ses maillots pailletés, voyait ses muscles jadis glorieux ne plus répondre à ses ordres, soufflait parfois aux répétitions, dissimulant ses efforts pour retrouver un rythme cardiaque acceptable sous des quintes de toux aussi irritantes qu’inutiles. Ali se taisait, comme son âme bouillonnait de l’une de ces colères trop longtemps contenues dont les effets sont toujours calamiteux quand elles éclatent enfin. Ali se taisait encore, laissant croître en lui la tempête. Mais il ne se voilait pas la face. Fatalisme oriental ou contagion du désespoir qu’il sentait chez son tigre, il attendait, presque tranquillement, que le pire survînt.

Or il survint. Un matin. Ce qu’Ali vit bien vite en parcourant des yeux la page financière qu’il s’obstinait à lire, par fidélité familiale, dans un quotidien arménien. Un regard lui suffit pour comprendre l’ampleur du désastre. Ne s’y était-il pas préparé ? D’ailleurs, était-il besoin de relire cent fois ce qui était écrit là et que nous devons bien, à notre tour, écrire : la cote du tigre avait baissé. Beaucoup baissé. Ali ne leur donnait pas un mois pour être ruinés. Il convoqua-réveilla le tigre, cuvant dans un coin de roulotte une nouvelle nuit de débauche. Qui fit l’indifférent comme on lui exposait la situation, dit qu’il « ferait des pubs ». A quoi on lui rétorqua sur un ton de mépris que pour faire, comme il venait d’être dit, « des pubs », encore fallait-il que l’on eut le vent en poupe, or pour le vent il tournait et boudait résolument la poupe, « des pubs » bientôt il n’y en aurait plus, le produit-tigre était usé jusqu’à la moelle de ses os félidés, enfin l’on courait paisiblement à la catastrophe. Évitant encore l’évidence, le tigre risqua, avec cette confiance exagérée en leurs charmes qu’éprouvent parfois ceux qui se trouvent sous l’influence de produits psychotropes, un sourire (de tigre). La risette mit en valeur les bajoues que lui avaient fait gagner la consommation régulière de pâté de tête. Mais n’eut aucun effet sur celui qu’elle aurait dû charmer ; ce que voyant le tigre à bajoues passa la porte, sans même prendre la peine de revêtir la redingote froissée qu’il avait la veille jetée sur le plancher de la roulotte.

On ne le revit pas de trois jours. Et, durant ces trois jours, Ali attendit encore, annulant avec une inquiétante indifférence, trois spectacles pourtant dûment annoncés (et les affiches frappées des lettres ignominieuses, A N N U L A T I O N, semblaient, sur les murs de la Capitale, autant de blessures faites à l’art). Puis, Ali, à son tour, passa les portes du cirque, se dirigea vers une gare de la Capitale qui n’était pas celle où il avait un jour – et comme il semblait loin ce jour ! – rencontré son félin. Et ne réapparut plus. Lui non plus. La panique gagna le cirque. Mais un clown qu’une longue amitié avait lié au dompteur sut alors ce qu’il avait à faire. Aimant le cirque et n’y tenant plus, il entreprit, âme noble, de sauver ce qui pouvait l’être encore. Enfourchant le premier moyen de locomotion qui se trouva à sa disposition (une cavale encore harnachée d’or et d’argent), il partit au galop, le long des grands boulevards, en quête de l’un (pour l’autre, il savait bien qu’il était déjà loin). Et il trouva l’un, le tigre, non pas dans un bouge, non pas dans une ruelle borgne, mais, et ce fut un signe enfin heureux du destin, dans une église. Où il eut avec lui une conversation.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

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« Sur la mauvaise pente »
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Conversation dans une église »

 

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