La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Il était dix-huit négatifs…
| 23 Fév 2016

Enfant, j’aimais bien la compagnie des adultes. Les amis de mes parents aiguisaient ma curiosité. Je ne savais pas encore que les visites que nous faisions à Périgny (Périgny-sur-Yerres, alors en Seine-et-Marne) chez Marguerite et Alfred Rosmer me faisaient tutoyer l’Histoire.

Alfred et Marguerite Rosmer avec Janette Walusinski, à Périgny. Photo: Gilbert Walusinski
​Marguerite et Alfred habitaient une ancienne grange qu’un architecte avait transformée en une maison originale. Nos visites – c’est la mémoire qu’il me reste – devaient coïncider avec des vacances tant j’ai le souvenir d’un jardin impressionniste descendant, tout en fleurs, vers l’Yerres. Enfant, je ne savais rien de ce qui s’était passé dans cette grange “avant la guerre” et le nom de Trotsky n’était pour moi qu’une abstraction entendue au travers d’une porte laissée entrouverte, le soir, quand mes parents recevaient des amis. Dans ces années 50 la guerre marquait encore les esprits et, derrière les mots que j’entendais, je n’identifiais pas encore la fondation de la Quatrième Internationale à Périgny.

Toute mon enfance et adolescence, j’entendais ma mère reprocher à mon père de la laisser trop souvent seule le soir avec nous, mon frère et moi, pour participer aux réunions de la “RP” : La Révolution Prolétarienne, revue anarcho-syndicaliste lancée en 1925 par Pierre Monatte, fondateur en 1905 de La Vie Ouvrière, qu’il avait quittée après sa rupture avec le Parti communiste français.

Pierre Monatte, 1952. Photo Gilbert Walusinski.

Pierre Monatte, 1952. Photo: Gilbert Walusinski.

En 1952, j’accompagnai mon père pour attendre Monatte à sa sortie du journal France Soir, le jour de sa retraite de correcteur. Je me souviens de la photographie que mon père avait faite avec son Foca récent. Elle fut publiée dans la RP dans le numéro en hommage à Monatte après son décès en juin 1960. Mon père en avait fait un tirage médiocre avec son agrandisseur Rob à l’objectif en cul de bouteille…

Alfred Rosmer écrivait sur la politique internationale dans La Vie Ouvrière, puis dans la RP où il avait suivi Monatte. Rosmer y côtoyait Marcel Martinet, écrivain et poète qui s’était éloigné, lui aussi, du Parti communiste. Son fils Daniel avait pris le même chemin. À son vrai nom, Alfred Griot avait préféré ce nom de plume, Rosmer, inspiré d’un personnage d’Ibsen. Né aux États-Unis en 1877 – son père y était coiffeur –, Rosmer parlait l’anglais couramment et plusieurs langues apprises par la suite.

Daniel Martinet était chirurgien. Enfant, il m’avait déjà opéré deux fois et m’intimidait tant que l’aquarium de la salle d’attente, rue Washington, me restait plus en mémoire que ses liens avec la RP et les Rosmer. Ce n’est que bien plus tard, après des promenades en forêt de Fontainebleau, en famille avec les Martinet, que j’ai pris conscience de l’importance de cette amitié, du rôle de Rosmer dans l’histoire, de sa proximité avec Trotsky. L’amitié se poursuit aujourd’hui avec Claire, la fille ainée de Daniel, ma contemporaine.

En 1952, Rosmer avait publié Moscou sous Lénine et Albert Camus écrivait dans la préface : “Rosmer, en ces temps tortueux, a suivi la voie droite, à égale distance du désespoir qui finit par vouloir sa propre servitude et du découragement qui tolère la servitude d’autrui. C’est ainsi qu’il n’a rien renié de ce qu’il a toujours cru.”

Au printemps 1964, jeune étudiant, j’accompagnai mon père pour visiter Alfred Rosmer à l’hôpital. Il s’était cassé le col du fémur. Il était veuf ; Marguerite était décédée en 1962, quelques jours avant la mort de Natalia Trotsky. C’est la dernière fois que j’ai vu cet homme que j’aimais beaucoup. Quand il venait chez nous, rue de la Fontaine-au-Roi, je grimpais sur ses genoux et l’écoutais me raconter ses souvenirs des voitures de pompiers de marque LaFrance dans le New York de sa jeunesse.

Marguerite Rosmer. Photo Gilbert Walusinski. Collection personnelle de Gilles Walusinski

Marguerite Rosmer. Photo: Gilbert Walusinski.

Alfred Rosmer par Gilbert Walusinski. Collection personnelle de Gilles Walusinski

Alfred Rosmer en 1959 ou 1960. Photo: Gilbert Walusinski.

Dix-huit négatifs

En 1970, j’avais enfin assumé ma vocation et j’étais devenu photographe. Les amis m’encourageaient, voulaient m’aider. C’est à cette époque que mon père me confia une pochette Kodak d’aspect ancien contenant dix-huit négatifs noir et blanc au format 6,5 x 11 cm. Sur la couverture on peut lire, écrit au crayon bleu “Pour M. Puau” (?) et au crayon noir “Martinet”. C’est très probablement Daniel Martinet qui avait confié à mon père ces photographies pour que j’en réalise des tirages “professionnels”. Bien que mes souvenirs de cette période soient un peu floutés, il est certain que mon père, conscient de l’importance historique des documents, a proposé de les montrer à l’institut Trotsky que dirigeait Marguerite Bonnet, une de ses amies.

Sur six de ces photographies figurent ensemble Trotsky, sa femme Natalia et Seva, leur petit fils. Sur plusieurs autres, prises au Mexique en août ou septembre 1939, on reconnaît Alfred Rosmer et son épouse, Marguerite.

Périgny, avril 1939: Elsa Bernaut (alias Elisabeth Poretski), Seva Volkov, Roman Bernaut, Daniel Martinet. Photo probablement prise par Marguerite Rosmer. Collection personnelle de Claire Martinet.

Périgny, avril 1939: Elsa Bernaut (alias Elisabeth Poretski), Seva Volkov, Roman Bernaut, Daniel Martinet. (Photo: collection personnelle de Claire Martinet)

Claire Martinet m’a récemment confié une photographie prise en avril 1939, un petit tirage aux bords crénelés comme on le faisait à cette époque. On y reconnait Daniel Martinet, son père, en compagnie de Seva, de Roman Bernaut (fils d’Ignace Reiss assassiné à Lausanne en septembre 1937) et de sa mère Elsa Bernaut. C’est probablement Marguerite Rosmer qui a pris cette photo sur le balcon de la grange de Périgny.

Depuis le décès de sa mère à Berlin, Seva avait été élevé par Léon Sedov, son oncle, et la compagne de celui-ci, Jeanne Martin. Après la mort de Léon Sédov, assassiné sur son lit d’hôpital par des sbires de Staline, Trotsky, très affecté par le décès de son fils, avait désigné Rosmer comme tuteur de Seva, que Jeanne Martin avait mis en pension dans une institution privée. Daniel Martinet aida les Rosmer à l’en faire sortir.

La lettre de Jean Risacher à Gilbert Walusinski, datée du 9 février 1979, accompagnée d'un pochette contenant les négatifs des photos de Trotsky au Mexique.Aujourd’hui, il me reste une lettre datée du 9 février 1979, à en tête de l’institut Léon Trotsky, adressée par Jean Risacher à mon père, Gilbert. Il y évoque son intérêt pour les dix huit photographies. J’ignore la suite qui a été donnée à ces démarches, je sais seulement que Jean Risacher est l’un des co-auteurs de l’énorme Dictionnaire du mouvement ouvrier, l’œuvre de Jean Maitron (1910-1987), autre ami de mon père. Depuis cette année 1979, j’ai conservé, outre la pochette avec les négatifs, trois planches-contact au format 24 x 30 cm représentant les positifs des dix-huit négatifs ainsi que neuf tirages 15 x 25,5 cm des meilleures images.

Jusqu’à ces dernières années les dix-huit photographies sont restées inédites. J’ai numérisé les négatifs et tenté d’en améliorer le rendu positif avant de réaliser des tirages de chacune d’elles.

Le temps passait et je montrai ces photographies à quelques amis. L’un d’eux, Michel Boujut, me dit en 2011 que nous devrions en publier l’histoire ; malheureusement, il décéda peu après. C’est à cette même période que je lus L’Homme qui aimait les chiens, le livre de Leonardo Padura paru en janvier 2011 aux éditions Anne-Marie Métailié, et qui raconte en trois histoires croisées l’exil de Trotsky, la vie de son assassin, Ramón Mercader, et celle d’un écrivain cubain qui fait la connaissance de ce dernier promenant ses lévriers barzoï sur une plage de Cuba.

En 2012 j’avais écrit un article rendant compte d’une exposition du photographe mexicain Manuel Álvarez Bravo. Ce dernier avait rencontré Trotsky et André Breton chez Diego Rivera en 1938. En illustration, j’avais reproduit la plus emblématique des photographies de Seva, Léon et Natalia. Cette photographie s’est retrouvée reprise à mon insu par BBC News, dans un article du 28 août 2012 titré “Trotsky’s grandson recalls ice pick killing”.

Fin 2014, Leonardo Padura est venu à Paris présenter son dernier roman, Hérétiques, et le signer dans une grande librairie. Je lui montrai cette même photographie, ainsi qu’à René Solis, co-traducteur de L’Homme qui aimait les chiens, qui l’accompagnait. René m’a fait part de son intérêt et de son désir de mener l’enquête sur cet ensemble de photographies. Padura et lui ont évoqué Taxco comme lieu possible des prises de vues.

En novembre 2015, René Solis m’a annoncé son prochain voyage à Cuba puis à Mexico, ainsi que son projet de rendre visite à Seva, qui s’appelle aujourd’hui Esteban Volkov et est âgé de 89 ans, pour lui montrer les photos. Le récit de cette rencontre dans la maison de Coyoacán où Trotsky a été assassiné et qui est maintenant un petit musée et le lieu de sépulture de Léon et Natalia revient à René Solis. Je suis heureux d’avoir appris que l’appareil photo 6,5 x 11 cm était peut-être celui de Marguerite Rosmer et que Seva sera content de recevoir ces 18 tirages.

Gilles Walusinski

Carte postale adressée en 1939, depuis le Mexique, par Seva Volkov à Daniel Martinet. Elle est signée par “Seva”, “Léon Trotsky” et “Natalia”. Cette carte appartient à la collection personnelle de Claire Martinet, fille de Daniel Martinet.

Carte postale adressée en 1939, depuis le Mexique, par Seva Volkov à Daniel Martinet. Elle est signée par “Seva”, “Léon Trotsky” et “Natalia”. Cette carte appartient à la collection personnelle de Claire Martinet, fille de Daniel Martinet.

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