La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Ukraine-Irlande du nord : audiogénie
| 17 Juin 2016

À la rédaction, personne ne s’était battu pour couvrir le match. Lors de la conférence hebdomadaire, les journalistes assis autour de la grande table ovale semblaient avoir subitement tous reçu une notification sur leur smartphone au moment où le rédac’ chef avait prononcé la phrase : “Et pour Ukraine-Irlande du Nord, on fait comment ? Un volontaire ?”. Son regard avait rapidement parcouru l’assemblée des têtes baissées qui, tout d’un coup, ressemblait à un chapitre de moines en pleine prière. Il releva la sienne en direction de ceux qui restaient traditionnellement debout : stagiaires, pigistes, non-titulaires, bref les soutiers de l’info sportive, ceux auxquels n’étaient ordinairement promis que les rogatons de “la grande fête du football”, comme ils disaient. Entre les plumes du journal et les rubricards qui ne signaient le plus souvent que de leurs initiales, les règles de préséance étaient tacitement admises. Il fallait en passer par là si l’on espérait s’asseoir, un jour, nous aussi à la table de conf’.

Ukraine-Irlande du Nord. Une purge annoncée entre une équipe novice, déjà bien heureuse d’être là et ne jouant que pour éviter la fessée et une autre, tristement réputée pour n’avoir pas d’autre ambition, la plupart du temps, que de ne pas perdre le point du match nul qui lui est déjà attribué au début du match. Un must, un régal pour les yeux en perspective.

– Et ça se passe où ? – me permis-je.
– À Lyon.

L’espoir renaissait. A défaut de mets footballistiques, je pourrais toujours profiter d’un bon tablier de sapeur dans un de ces petits bouchons de ma connaissance. A moins qu’un sabodet soit plus digeste en cette période de l’année…

“Minute papillon, ça se fera de chez toi. Envoyé spécial depuis ton canapé. Vu l’intérêt du match, il ne fera pas les gros titres. Alors, inutile d’engager des frais importants pour en faire le compte-rendu”.

Deux jours plus tard, l’heure du match approchant, je cherchais sur Internet, tel un mauvais élève, des éléments de contexte pour rendre un peu plus crédible mon reportage télépathique. Météo, état de la pelouse, nombre de spectateurs attendus, je recoupais les sites d’info, fidèle, à défaut de déontologie, à la méthode journalistique élémentaire. Mais, à quelques minutes du coup d’envoi, mes scrupules ne résistèrent pas à un imprévu qui transforma la corvée attendue en expérience avant-gardiste.

En ouvrant l’unique fenêtre de mon studio, je perçus une clameur provenant du pub irlandais situé dans ma rue. Habituellement si discret que j’en avais même oublié l’existence, il débordait pour l’occasion sur le trottoir. Et, dans l’immeuble en face de chez moi, deux étages en-dessous du mien, je vis, dans un appartement en travaux, trois peintres –que je supposai  ukrainiens– qui faisaient une pause pour regarder le match sur une télévision invisible pour moi. Je décidai alors de suivre le match à l’oreille en écoutant les rumeurs et les éclats provenant de l’extérieur avec une radio en sourdine pour le nom des joueurs et le chronomètre. 

Les aveugles vont bien au cinéma, me dis-je. Je fermai les yeux, m’allongeai sur mon lit, carnet et stylo à la main.

L’histoire retint que l’Irlande du Nord remporta ce jour-là sa première victoire dans un championnat d’Europe (2-0) grâce, notamment, au défenseur central McAuley qui, en reprenant de la tête un coup-franc en début de seconde mi-temps, fut le deuxième joueur le plus âgé à marquer en phase finale (36 ans). McGinn assura la victoire dans le temps additionnel. Quant au jeu ukrainien, il s’avéra aussi attrayant que la perspective d’une escapade touristique dans la zone interdite de Tchernobyl…

Pour ma part, je flirtais avec le grand style ! La lourde frappe de Yarmolenko m’évoquait le fracas d’un obus de mortier sur le stade de Donetsk au cours de la guerre de Crimée. Je comparais les courses héroïques des Irlandais pour conserver le résultat à des cavalcades de manifestants un jour d’émeute à Derry. Et, à propos de l’orage de grêle qui interrompit quelques instants le match, je n’hésitais pas à parler de nuées annonciatrices de l’Apocalypse climatique dont ce printemps pourri représentait sans nul doute les prémices !

“Bien torché ton papier. Joliment troussé même, pourrais-je dire, parce que moi aussi j’ai des lettres si je veux”, me lança le patron à mon arrivée au journal le lendemain matin. “Mais, on n’a pas besoin d’un Blondin ici, ni d’un reporter de guerre qui se prend pour Albert Londres. Et puis, les joueurs dont tu parles, ils n’existent plus depuis longtemps. Georges Best et Pat Jennings, rouflaquettes et nylon moulant, c’était les sixties ! Quant à tes Ukrainiens, j’ai l’impression de voir les Chœurs de de l’Armée rouge plantés au milieu du gazon. Fais gaffe, mon gars, à se prendre pour un autre, on finit souvent à la rubrique ‘tendance’ d’un gratuit !”

Malgré tout, je reste persuadé que le football, sport ô combien télévisuel, est aussi l’un des rares à se révéler aussi audiogénique ! L’un de mes plus grands souvenirs remonte au match retour de quart de finale de la Coupe de l’UEFA 1996 à la suite duquel Bordeaux élimina le grand Milan AC. Le lendemain, à la fac, on refit joyeusement le match que nous avions tous vu… à la radio. 

Mathias Roux

Mathias Roux est professeur de philosophie. Normalien, agrégé, il est l’auteur de plusieurs essais, dont Socrate en crampons (Flammarion, 2010) qui aborde les grands problèmes de la philosophie à partir des faits de jeu de la finale de la Coupe du Monde 2006. Son dernier ouvrage vient de paraître : S’estimer soi-même avec Descartes (Eyrolles, 2016). Il est aussi le cofondateur du FC Socrates.

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Drone de drame (ou presque)

L’arbitrage du Mondial devait être assisté par des drones qui, grâce à un ingénieux système que nous ne détaillerons pas ici (trop technique pour nos lectrices), suivraient au plus près tous les déplacements des ballons. D’autres suivraient les joueurs qui profiteraient d’être loin du cœur de l’action pour préparer un mauvais coup.

Ailleurs l’herbe est plus jaune

Depuis quelques mois, on ne parle que des à-côtés du mondial du Qatar. Pots-de-vin, esclavage, chantiers mortels, catastrophe écologique à tous les étages  et diverses autres broutilles collatérales que nous passerons sous silence. Bizarrement, on a peu souligné le fait que tous les matchs se joueront… sur du sable.

J38 – Ecce homo

En cette dernière journée de la saison, une question demeure : pourquoi une telle popularité du football ? Parce que le supporteur s’y reconnaît mieux que dans n’importe quel autre sport. Assurément, le football est le sport le plus humain. Trop humain. Le football est un miroir où le supporteur contemple son propre portrait. Le spectateur se regarde lui-même. Pas comme Méduse qui se pétrifie elle-même à la vue de son reflet dans le bouclier que lui tend Persée. Au contraire, c’est Narcisse tombé amoureux de son propre visage à la surface de l’eau. (Lire l’article)

J35 – Le bien et le mal

Ses détracteurs comparent souvent le football à une religion. Le terme est péjoratif pour les athées, les croyants moquent une telle prétention, et pourtant certains supporteurs revendiquent la métaphore. Le ballon leur est une divinité aux rebonds impénétrables et le stade une cathédrale où ils communient en reprenant en chœur des alléluias profanes. Selon une enquête réalisée en 2104 aux États-Unis, les amateurs de sport sont plus croyants que le reste de la population. Les liens entre sport et religion sont nombreux : superstition, déification des sportifs, sens du sacré, communautarisme, pratique de la foi… Mais surtout, football et religion ont en commun de dépeindre un monde manichéen. (Lire l’article)

J34 – L’opium du peuple

Devant son écran, le supporteur hésite. Soirée électorale ou Lyon-Monaco ? Voire, le clásico Madrid-Barcelone ? Il se sent coupable, la voix de la raison martèle ses arguments. À la différence des précédents, le scrutin est serré, quatre candidats pourraient passer au second tour. D’accord, mais après quatre saisons dominées par le Paris Saint-Germain, la Ligue 1 offre enfin un peu de suspense… Dilemme. Alors, le supporteur décide de zapper d’une chaîne à l’autre, un peu honteux. Le football est l’opium du peuple, et il se sait dépendant… (Lire l’article)