Qu’est-ce qu’une dystopie ?
Un récit d’anticipation qui présente un futur sombre. Un exemple ? Imaginer, en 2018, une candidature de Rachida Dati à la mairie de Paris, qui, en plus, la placerait haut dans les sondages. Novembre 2019 : « On vit dans l’âge d’or de l’imagination, mais c’est un âge de fer, en fait. Le temps des cauchemars éveillés ». Le cauchemar est En Marche. Et comme souvent, la réalité sait se parer des plus beaux atours de la parodie pour se montrer plus cruelle encore que la dystopie la plus absurde.
19 février 2020 : neuf personnes sont assassinées dans deux bars à chicha d’une petite ville allemande par un terroriste d’extrême droite. Et peu importe que nous attendions ou pas l’avis de Rachida Dati, elle nous le donne. Cet attentat raciste – que nombre de médias français n’ont pas manqué de qualifier de « fusillade » dans une prudence qu’ils ont à géométrie variable en fonction du côté du fusil où se trouvent respectivement le Blanc et l’Arabe et que notre patiente de la semaine estime relever « d’affrontements » serait largement dû à la chancelière allemande qui n’aurait « pas mesuré les conséquences de l’ouverture massive des frontières » de 2015.
N’en jetez plus.
Nous aurions aimé avoir le temps de vous expliquer en quoi vos propos rejoignent parfaitement les propos des agitateurs de l’extrême droite allemande depuis la fondation du mouvement Pegida (Patriotes Européens contre l’Islamisation de l’Occident, tout un programme) et celle du parti de l’AFD (Alternative pour l’Allemagne). Nous aurions aimé vous parler de la série d’attentats racistes d’extrême droite en cours en Allemagne depuis l’assassinat de Walter Lübcke, homme politique du parti de la chancelière favorable à la politique d’accueil des réfugiés (comme quoi, il y a des conservateurs moins servateurs que d’autres) en juin 2019 puis de l’attentat antisémite manqué de la synagogue de Halle qui a fait deux victimes quatre mois plus tard.
Nous pourrions vous parler de l’aveuglement de l’Allemagne, pourtant censément immunisée. De la sous-estimation permanente de la haine diffuse semée par les propos des responsables politiques tendant à dédouaner les terroristes d’extrême droite ou du moins à détourner l’attention de leurs motivations profondes. De l’inexistence d’une frontière perméable, comme au temps de Tchernobyl, à l’est de la France qui voudrait que ce qui se passe là-bas ne pourra jamais se passer ici.
Non, nous allons vous prescrire le magistral dernier roman de Sabri Louatah, 404 (Flammarion, 2020). Il s’agit ici aussi d’une dystopie aux relents effrayants du réel, dans les moindres détails superbement distillés au cours des pages qu’il est difficile de refermer.
2022 : la jeune candidate à la présidentielle qui se veut centriste tout en se montrant ultra-populiste (et qui deviendra « la Présidente »), est victime d’une agression sexuelle de la part du dirigeant algérien lors d’une visite officielle de la première au second. La scène est filmée par les caméras de surveillance et devient, plus vite qu’un coronavirus, virale. Mais cette vidéo est-elle vraie ? Impossible de le savoir tant les « mirages », fausses vidéos redoutablement réalistes, font désormais partie du quotidien politique si bien que « les campagnes sans mirages sont une espèce en voie de disparition ».
C’est dans ce contexte qu’apparaît Allia, polytechnicienne exilée aux États-Unis qui revient en France pour présenter une alternative à ces mirages et qui sera suivie tout au long du roman par un camarade de classe du temps de la prépa, Ali. L’alternative, c’est l’application 404, qui capture des vidéos qu’il est impossible d’enregistrer, donc d’archiver, donc de détourner. Une dose de réel pur, sans mémoire.
Cette guerre technologique est l’occasion de suivre la famille et les proches d’Allia, des « Algériens de deuxième, troisième, voire quatrième génération ». Des Français. Son père, Rachid, et son compagnon, Mehdi, « gendre préféré », médecin dévoué et maire de la petite bourgade de l’Allier où s’est établie la famille. Ils vivent tous les deux dans l’illusion d’une France à laquelle ils appartiendraient pleinement, où ils ne seraient pas « des Français de papier » opposés « aux vrais Français », ceux « des entrailles charnelles du pays […] appartenant au peuple de souche, à la France profonde et blanche ». Il y a « le Fennec », le cousin parasite, mi-dealer, mi-proxénète et « Ness », la cousine qui porte le hijab et manie à la perfection les codes des réseaux sociaux. Enfin, omniprésent, Kader, l’ancien élève de prépa qui a fait fortune de tout bois de l’autre côté de l’Atlantique jusqu’à devenir un redoutable homme d’affaires multimillionnaire. Leurs différences et divergences, familiales et politiques, seront mises à jour et à mal par 404.
De l’autre côté de l’application, il y a la « France du milieu », de « l’habitat urbain diffus », qui va elle aussi se dévoiler dans la technologie de l’instantané pur. Tout se jouera dans l’Allier, dans ce « milieu exact de la France métropolitaine » et sa sous-préfecture, Vichy.
Il ne sous appartient pas de vous expliciter ici le principe actif du traitement. Tout juste pouvons-nous vous avertir qu’il risque de provoquer des crises de tachycardie et des nausées difficilement répressibles provoquées par l’arrière-goût de réel.
Tout juste nous dirons vous qu’il va nous falloir très vite contenir l’épidémie européenne qui veut que le terroriste d’extrême droite qui assassine neuf personnes supposément « pas de souche » soit moins responsable de son crime que l’immigration de réfugiés qui se virent ouvrir en grand des portes, comme dans un mirage.
« Des pays se creusent dans des pays, sans cesse ils les bossellent, les travaillent, en modifient les contours et altèrent leur identité, qui n’est jamais que l’idée qu’on se fait d’elle. Il n’y a pas d’histoire. Il n’y a que des transhumances. Le monde appartient à ceux qui migrent et les crimes que commettent les sédentaires pour les contrôler et les punir n’ont pas d’autres effets que de les changer eux-mêmes en nomades, en voyageurs perpétuels et éperdus.«
Katell Brestic
Ordonnances littéraires
Sabri Louatah, 404, Flammarion, 2020, 368 p., 21 €
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