“Diogène en banlieue” : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
C’était il y a trois ans. J’avais reçu mon arrêté d’affectation avec vingt jours de retard sur la rentrée des classes. Nous étions déjà le 21 septembre quand un coup de fil autoritaire et comminatoire du rectorat m’apprit que je devais sur le champ me rendre à Z, où on avait oublié de nommer un professeur de philosophie, devant quatre classes de terminale.
Le lendemain matin, à 8h30, je pénétrai dans une salle de cours étroite et bondée. Ou plus exactement la pièce me parut étroite tant elle était bondée. Trente-cinq élèves m’attendaient de pied ferme dans un calme remarquable. Sans doute craignaient-ils de me voir repartir aussi sec s’ils me collaient un chahut dès la première minute. Je gagnai avec peine le bureau du professeur dans cette salle conçue pour accueillir des groupes de 25 plutôt que de 35 élèves. Il était impossible de circuler librement entre les tables serrées les unes contre les autres. Du bureau au tableau on pouvait à peine déplacer une chaise. Et le bureau lui-même était encombré pour moitié par un vieil ordinateur aux dimensions préhistoriques. Au plafond, des néons jetaient une lumière blanchâtre sur ce qui allait être mon cadre de travail pour une année scolaire.
Les premiers moments, la première heure de cours, sont essentiels dans le contact avec une classe. D’ordinaire je me débrouille toujours pour mettre rapidement à leur aise mes élèves. Je brise la glace avec quelques bons mots avant de leur parler philosophie et d’évoquer le baccalauréat. Mais, cette année-là, je sentis, à peine installé à mon bureau, que mes bonnes vieilles recettes n’allaient pas suffire pour faire lever la pâte. Les élèves me toisaient sans aménité. Leur silence ne promettait aucune attention de leur part, il trahissait seulement leur hostilité. Après trois semaines sans professeur de philosophie, matière dont ils ignoraient tout, du moins pour ceux qui ne redoublaient pas, les élèves jugeaient très minimes leurs chances de réussir leur épreuve de bac. Ils me jugeaient par la même occasion responsable de cet échec annoncé. Encore un professeur payé à ne rien faire ! C’était en gros ce que je pouvais déchiffrer sur leur visage circonspect et froid.
Le fait est que je me trouvais bien chez moi durant ces trois semaines, inoccupé ou presque. Un professeur de philosophie a toujours un livre ouvert sur une table de travail. Je relisais La Phénoménologie de l’esprit en attendant de recevoir une affectation. J’étais ce qu’on appelle TZR : Titulaire sur Zone de Remplacement. Je faisais, depuis peu et malgré moi, partie de ces professeurs que le rectorat conserve sous la main afin qu’ils remplacent au pied levé un collègue tombé malade, un congé maternité ou même un enseignant qui aurait eu la fâcheuse idée de démissionner sans préavis.
Ce régime n’est pas si aberrant. Il faut que l’administration garde des professeurs disponibles si les parents veulent éviter que leur enfant ne se retrouve durant plusieurs semaines, parfois des mois, sans professeur de lettres, de langues ou de mathématiques, comme je l’ai malheureusement souvent vu se produire.
Il y a une dizaine d’années, alors que nous étions à peine en novembre, le professeur de mathématiques des terminales scientifiques de mon lycée eut des ennuis de santé. Il fut hospitalisé et arrêté pour plusieurs mois. Les semaines passèrent sans que le rectorat trouvât un seul remplaçant. Si mes souvenirs sont exacts, il fallut attendre le mois de mars pour que se présente un nouveau collègue. Les professeurs de mathématiques sont depuis quelque temps une denrée rare, sinon une espèce en voie de disparition. Il en va de même d’ailleurs, bien que le grand public le sache moins, pour les professeurs des disciplines techniques. Je me rappelle le cas d’une collègue de compta-gestion qui avait pris son congé maternité après un accouchement qui n’était sans doute pas imprévisible. Le rectorat n’avait pourtant pu dénicher personne dans toute l’académie pour la remplacer et les élèves de ce bac technique firent plus de la moitié de leur année sans suivre un seul cours de la matière dominante de leur examen. La compta-gestion affiche dans cette série un coefficient 14 !
Dans mon cas, le problème se trouvait ailleurs. En philosophie, pour le moment du moins, nous ne manquons guère de professeurs. Le problème était le rectorat. Pendant que j’attendais une affectation, plusieurs classes attendaient un cours de philosophie. Inquiet de rester sans nouvelles de mon employeur, j’avais pourtant appelé à deux reprises le rectorat afin de savoir s’il n’avait pas besoin de mes services. On m’avait vite envoyé sur les roses et conseillé de ne plus rappeler.
Téléphoner au rectorat est une démarche surréaliste, ou kafkaïenne, souvent vouée à l’échec. Il faut d’abord se montrer extrêmement patient car les lignes sont toujours occupées. Puis, après une ou deux heures d’efforts, l’une d’elles parfois finit par se libérer. Mais c’est alors évidemment la mauvaise personne que vous avez au bout du fil. Aimable, elle promet de vous passer le bon service, lequel s’avère à son tour être occupé. La ligne, pour des raisons techniques sans doute mais que je n’ai jamais comprises, la ligne finit par se couper : c’est une sorte de vide que vous avez au bout du fil, sans tonalité, sans écho, sans rien. Il faut alors recommencer à zéro, rappeler et rappeler encore, jusqu’à ce que quelqu’un réponde, mais qui sera tantôt la même personne que vous avez déjà eue une vingtaine de minutes plus tôt et qui peine à vous croire quand vous lui apprenez que la communication qu’elle vous a passée s’est perdue dans les sables, tantôt une autre personne qui vous déclare, peut-être cette fois-ci avec un peu moins de sollicitude, alors que vous venez de lui expliquer durant cinq bonnes minutes l’ampleur de vos difficultés, qu’elle n’est pas celle que vous recherchez, puis elle raccroche sans autre forme de procès. Il n’y a plus qu’à tout recommencer.
L’Éducation nationale est, je crois, le seul employeur qui refuse obstinément de répondre à ses employés.
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
[print_link]
0 commentaires