« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Depuis quelque temps, je rencontre régulièrement dans les lycées d’enseignement général des élèves dont le discours me laisse pantois.
Une jeune fille d’une terminale scientifique vint un jour me trouver afin de m’apprendre certaines vérités que je semblais ignorer. C’était une élève sérieuse, un peu timide mais aimable et attentive. Nous sortions d’un cours sur la connaissance et plus précisément sur la démarche scientifique. J’avais tenté d’expliquer à quelles conditions il était légitime de parler de « vérités scientifiques ». J’avais cependant, me dit cette élève, oublié un élément essentiel dans ma présentation. Le ton était d’une grande politesse, c’était le ton de la personne qui désire éclairer son prochain. En l’écoutant, je cherchais mentalement ce que j’avais pu négliger. Je n’avais pas évoqué la théorie de Thomas Kuhn sur la nature des révolutions scientifiques. Je m’en voulais déjà un peu. J’étais loin du compte. L’élève cependant hésitait à parler. Elle paraissait embarrassée. Je la pressai de s’exprimer sans gêne (non, je n’allais pas me vexer, oui, un professeur peut avoir des lacunes, etc.). Mais quel ouvrage scientifique avait-elle lu que je n’avais pas mentionné ?
À voix basse, de cette voix qu’ont parfois les conspirateurs, en regardant de droite et de gauche afin de s’assurer qu’aucun de ses camarades n’écoute notre conversation, elle lâche enfin le morceau. Je n’ai pas indiqué que le Coran contient déjà toutes les vérités scientifiques. Je la dévisage sans pouvoir cacher ma surprise. Elle me comprend au premier coup d’œil. C’est parce que vous ne l’avez pas lu, tranche-t-elle avec aplomb. Je lui demande de me donner quelques exemples un peu précis. Elle cite pêle-mêle la théorie d’Einstein, les découvertes de Galilée, l’embryogenèse. Je tente de la raisonner à l’aide d’un argument simple et évident, un argument qui découle d’ailleurs du cours que je viens de donner. Ce n’est pas tant l’idée qu’exprime une théorie scientifique qui fait de celle-ci une vérité que la démarche qui a permis d’y parvenir et de la vérifier. Bref elle confond une intuition, fût-elle géniale, avec un processus de découverte et de légitimation. Elle l’admet volontiers mais c’est pour en tirer une conclusion opposée à celle que j’attends. Cela démontre, selon elle, que toutes les vérités sont révélées dans le Coran : peu importe la forme, c’est le fond qui compte. Dans l’Éthique, Spinoza parle d’un nouveau type d’argumentation pour désigner ce mode de raisonnement sourd à toute forme de logique : « la réduction non à l’impossible mais à l’ignorance ».
Un peu désemparé, car l’élève encore une fois n’a rien de fanatique, je choisis de déplacer ma cible et je l’interroge à propos des sourates du Coran sur lesquelles elle s’appuie. Dans quel passage de ce Livre Saint puis-je apprendre la théorie d’Einstein ? Cette fois-ci je marque un point. Elle hésite à me répondre, elle semble perturbée. Pour peu de temps cependant. Sans doute ne peut-elle pas elle-même m’indiquer les passages en question, mais elle connaît un site internet qui « explique tout cela très bien ». Je ne pourrais manquer d’être conquis, ajoute-t-elle en substance avec enthousiasme. Je lui fais remarquer qu’il est étrange de se montrer si catégorique sans être capable de citer ses sources. Mais a-t-elle seulement lu le Coran ? Elle rougit. Puis se ressaisit en me renvoyant à nouveau à ce site internet.
D’ordinaire, car ce n’était pas la première fois que j’étais confronté à ce type d’affirmations, je balaye l’objection d’un revers de la main. Le dogmatisme appuyé sur des « on dit », a fortiori quand ils émanent de la blogosphère, me paraît la pire des choses ou la pire des bêtises, pour dire le moins. Cette fois-ci cependant, sans doute parce que cette élève était loin d’être sotte, je promis de consulter ce site afin d’en avoir le cœur net. Ce que je découvris en rentrant chez moi m’effraya réellement.
Le site, dont j’ai oublié le nom, accueille l’internaute en fanfares : trompètes, célestes j’imagine, oud, flûtes et autres instruments jouent une partition haute en couleurs où l’expression du drame le dispute à celle de la sérénité. Il ne manque que les grandes orgues. Puis s’affichent en lettres capitales les noms du Livre et de Mohamed. Une voix off intervient pour raconter la formidable aventure du Coran ou comment Dieu a révélé aux hommes toutes les vérités. Et comme il y a beaucoup de vérités, le site propose une série d’environ trente-deux émissions d’une heure chacune, consacrée au détail de la Révélation. Le ton de la voix, la mise en image, les couleurs, que sais-je encore, tout laisse entendre que nous sommes entrés dans le temple de l’Absolu et de l’indiscutable. C’est bien fait, c’est impressionnant, cela fait presque froid dans le dos : un enfant s’y laisserait prendre. Agacé, mais curieux d’en savoir plus, je regarde le début d’une émission qui traite de la physique nucléaire. Après un rappel très approximatif de la théorie scientifique, le speaker, qu’on ne voit jamais à l’écran, rapproche celle-ci du texte du Coran. Quelques phrases en arabes, joliment calligraphiées, défilent à l’écran, sans que rien ne vienne préciser leur origine exacte. J’ai beau repasser trois fois le début de l’émission, je suis incapable d’obtenir une seule référence précise à une sourate ou à quelque verset. Le tout en somme est d’y croire et le site ne lésine pas sur les moyens.
Quand je retrouve mon élève la semaine suivante, je lui dis sans ambages ce que je pense de ce site. Je lui rappelle que nous avons tout de même consacré un cours à la rhétorique, cet « art de conduire les âmes par la parole » comme la définit si bien Platon. J’ajoute, à toutes fins utiles, que je n’ai rien contre le Coran, qu’il s’agit sans conteste d’un beau texte, et d’un texte important, mais qu’il faudrait justement lire avant de commencer à en parler. L’élève est décontenancée, elle comprend qu’elle a tort de citer un livre qu’elle n’a pas lu et qu’elle considère en même temps comme saint. Sait-elle d’ailleurs que le Coran lui-même condamne son ignorance : « vous dites sur Allah ce que vous ne savez pas » (sourate n°2, verset 80) ? Je la laisse sur sa perplexité, en espérant l’avoir un tant soit peu éclairée.
Je sortis moi-même fort perplexe de cet entretien. Je me posai une question que je continue de me poser : comment se fait-il que des élèves formés à l’esprit scientifique, car je rappelle que cette élève se proposait de passer le bac S, comment se fait-il que l’instruction reçue par cette jeune fille n’ait pas suffi à l’éloigner des sirènes de l’obscurantisme ?
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
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