Haussmann au Pavillon de l’Arsenal ? Que vient faire, dans ce centre consacrée aux architectures franciliennes contemporaines, Georges-Eugène Haussmann (1809-1891), ce préfet de la Seine qui, pour Napoléon III, en dix-sept ans, 600 kilomètres d’égouts et 175 de voiries, a détruit, assaini, embelli et retracé, bref refondé Paris ? Là où sont plutôt exposées des prospections consacrées au réemploi des matériaux, ou à des réinventions vertes échevelées de Paris, en route vers son futur Grand Paris. S’agit-il d’une revisite nostalgique d’un urbanisme passé, toujours marqué par les affres de la répression et des destructions ? Pour l’écrivain surréaliste Benjamin Péret, le baron avait « peigné Paris avec des mitrailleuses ». Ou d’un retour sur un patrimoine familier, ultra connu ? Pas si connu !
L’exposition-démonstration menée par les architectes Umberto Napolitano, Benoit Jallon (agence LAN) et le concepteur-ingénieur Franck Boutté (agence Franck Boutté Consultants) surprend d’entrée. Nous voici plongés dans une accumulation de données haussmanniennes où tracés, îlots, formes urbaines, immeubles, façades sont mis à plat. « Ils comptent plus qu’ils ne content », prévient Alexandre Labasse, directeur de l’Arsenal. Loin de l’histoire et des polémiques, que les commissaires de l’exposition « laissent aux historiens ». Leur méthodologie ? Analyser, comparer les caractéristiques du modèle haussmannien, et en tirer des enseignements, des paradoxes, quant à ses qualités, encore efficientes aujourd’hui. Fastidieux ? Non, intriguant. Serions nous « haussmannistes » sans le savoir ?
Paris est la ville « la plus marchée d’Europe » : les déplacements piétonniers y dominent. D’où vient cette très bonne « marchabilité », se sont demandés les commissaires ? Examinons les tracés des rues, de 70 mètres à 0,8 mètres de large. Dans cet urbanisme célèbre pour ses grandes perspectives, ses longues et larges croisées nord-sud et est-ouest, apparaissent deux autres réseaux secondaires, de plus courtes distances : la rue générique, la plus répandue, de 20 mètres à 8 mètres de large et les petites rues étroites pavées qui sillonnent les pâtés de maisons. Ce triple maillage compact, systématique, avec 208 intersections au kilomètre carré, offre une bonne desserte au piéton. Et en dépit d’un pourcentage élevé d’emprise bâtie (68% d’emprise au sol, à égalité avec l’historique Tolède mais deux fois supérieur à Londres), la densité, parmi les plus importantes au monde (20 000 habitants au mètre carré comme à Shanghai), est ressentie comme supportable. Pourquoi ? En raison de la petite taille de la cité d’abord. Mais pas seulement. En consommant peu de territoire, le maillage économe des espaces entrelace beaucoup de pleins et peu de vides. Mais, paradoxalement, dans cette compacité, les vides sont efficaces, ils aèrent la promenade. Des petites placettes où souvent s’ouvrent la bouche de métro, comme à Cadet, à la grande place de l’Opéra, qui est égale à la surface au sol du monument lui-même.
À Paris, on passe d’un îlot à l’autre. L’outil haussmannien de l’habitat dense, c’est l’îlot, cet assemblage homogène d’entités bâties. Au nombre de 3385 étudiés, ils adoptent diverses tailles. Leur géométrie varient – triangle, carré, polygones plus complexes. Mais, quelque soit leur volumétrie, ils révèlent une densité constante. « Ce résultat inédit établit le caractère fractal du tissu parisien, expliquent les architectes, la densité globale équivaut à celle de chacune de ses composantes ». Le ratio entre surfaces au sol et non bâties, entre pleins et vides, est également constant. L’îlot a donc permis de construire de manière uniforme, générique. Il devient un grand immeuble à façades continues, avec des fenêtres et des planchers alignés. Ce qui lui donne « un grand potentiel de flexibilité et de réversibilité ». Sa densité est conjuguée à une grande porosité, grâce aux cours et courettes intérieures mutualisées. Une forme très agrégative, mais ce gruyère bien ordonné rend, là encore, la densité parisienne très vivable. Examinons par exemple l’îlot rue Eugène Sue/rue Simart, dans le XVIIIe : ses vides et ses pleins sont équilibrés.
À Paris, on identifie sans peine l’immeuble haussmannien. Avec 57 157 bâtiments, soit 60% des constructions de la capitale, il est l’icône, la brique du système. Cet immeuble prestigieux de rapport conçu par le baron, qui a succédé aux hôtels particulier, obéissait à un cahier des charges draconien. Ne dépassant jamais six étages, il se distingue d’abord par sa façade. C’est un « théâtre » qui repose sur la séparation entre la façade-rue et la cour-coulisse, entre public et privé. Côté seuil sur rue, c’est une grande sculpture formelle : toits, garde-corps, portails, balcons aux deuxième et cinquième étages, volets, tous les éléments constitutifs sont codés. Varient les décors, plus ou moins riches, choisis à l’époque sur catalogue. Ils sont construits avec la même pierre, un calcaire des carrières de Saint-Maximin (Oise). « C’est un écosystème territorial local », constate Umberto Napolitano.
Côté intérieur, l’immeuble est « généreux », il « respire » grâce à ses cours, il jouit de ses appartements traversants, ses grandes ouvertures, ses hauteurs sous plafond élevées, parfois doubles, ses entresols connectés aux rez-de-chaussées… Par ses dimensions, la régularité des trames, la mitoyenneté, l’abondance simultanée de vide et de plein, « l’immeuble haussmannien révèle une capacité extraordinaire de résilience : spatiale, climatique, structurelle et technique », concluent les chercheurs. C’est pourquoi les appartements ont pu, au fil du temps, se diviser, s’agrandir, se transformer en logements sociaux, en bureaux de toutes tailles, en commerces, activités, en show rooms… Ils sont réversibles. L’exposition n’est pas uniquement une leçon de choses haussmannienne, elle s’attache à comparer les qualités de ce modèle avec celles des constructions d’aujourd’hui. Haussmann se défend. Ce qui fait s’interroger beaucoup d’observateurs : et si le baron avait été un écolo avant l’heure ?
Après deux heures de visite, des milliers de graphiques et de chiffres, les photos cliniques de Cyrille Weiner, un film blanc laiteux entre façades et cours, une « marchabilité » acceptable de 500 pas, nous voici à nouveau livrée à la rue parisienne… Et si l’ennuyeuse trame haussmannienne, qui nous a souvent rendue mélancolique, si les larges avenues rectilignes, la monotonie sérielle des façades, avaient finalement une séduction urbaine, la grâce invisible de ses géométries fractales, ou celle de la très étroite rue du Chat-qui-Pêche, 0,90 mètres de large, dans le Ve ? Marchons pour revoir.
Anne-Marie Fèvre
Architecture
Pavillon de l’Arsenal, Paris Haussmann, modèle de ville, jusqu’au 7 mai.
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