Dans une Chine aux couleurs pop, le jeune moine Tang Sanzang (Kris Wu) emmène ses trois disciples dans une lutte contre les démons. Armé de sa sagesse, il entend non pas tuer le mal, mais le faire revenir au bien. Rien de moins. Parmi ses disciples, son alter ego le Roi Singe, Sun Wukong (Lin Gengxin), incontrôlable et doté de pouvoirs extraordinaires, fomente un complot pour le tuer.
Tel est l’argument du dernier blockbuster réalisé par Tsui Hark, Journey to the West, The Demons Strike back, présenté dans le cadre du septième Festival du cinéma chinois en France jusqu’au 27 juin. Un défi qui n’est pas sans rappeler les grandes manœuvres entreprises par l’industrie du film chinoise depuis 2005 face à Hollywood. Parc de salles en forte expansion, multiplication des accès à la 3D, 4D, etc. : les Rois Singes du business veulent leur nom en haut de l’affiche, et s’en donnent les moyens. Du tenant du titre ou de l’outsider, qui l’emportera ?
La question de l’expansion du domaine de l’industrie du film, si elle nous semble contemporaine parce qu’on parle de « marketing territorial » ou encore de « soft power », est née avec le cinéma lui-même. Si la Chine des années 1920 n’est pas encore en rivalité avec Hollywwod, elle voit immédiatement l’intérêt d’un marché de l’entertainment, et s’y engouffre avec son savoir-faire marchand. Parmi les nombreux studios de production et de distribution qui se développent alors, la Shaw Brothers est un exemple unique de renouvellement tant dans la production que dans les choix commerciaux.
Fondé en 1925, le studio familial devient vite un empire habilement piloté par les quatre frères Shaw. Alors que nombre de concurrents disparaissent avec l’arrivée du cinéma parlant, les Shaw ont l’intelligence de réévaluer leurs techniques de production et de marketing. Ils se lancent dans l’opérette filmée. Le coup d’essai est un coup de maître. Baijin Long (1930) « est alors vu comme un spectacle en costumes typiquement de l’Ouest », explique Sai-Shung Yung, professeur de civilisation chinoise à l’université de Singapour, dans son article « Territorialization and Entertainment Industry of the Shaw Brothers in Southeast Asia » (University of Illinois Press, 2008) : un spectacle moderne et exotique dépassant tout ce qui a été fait jusqu’alors. Il faut ajouter à cela un coup marketing : le titre de l’œuvre, d’après le nom de son personnage principal, est aussi celui d’une marque de cigarettes partenaire. Sorti à Hongkong, Baijin Long remporte un gros succès, en Chine continentale comme dans les salles du sud-est asiatique
Pour conquérir le monde, il faut d’abord sortir de chez soi. C’est ce que font les Shaw en s’appuyant sur une forte diaspora disséminée en Asie, proposant des histoires traditionnelles en mandarin et en cantonais à des expatriés en mal du pays. En parallèle, les Shaw concentrent leurs efforts sur le développement d’un réseau de salles disséminées en Malaisie, à Singapour, à Bornéo, au Vietnam, en Thaïlande, à Taïwan et Hongkong. On parle ici de 200 à 300 salles dans les années 50, ce qui peut sembler peu par rapport aux plus de 40 000 salles revendiqués par Pékin fin 2016 mais constitue à l’époque un réseau d’exception.
Outre l’implantation des salles dans les villes, les Shaw imposent par contrat à leurs stars des prestations dans les parcs d’attraction « maison », lieux populaires où se jouent des spectacles de danse, de musique, de magie. En 1939, les frères Shaw précisent que l’une de leurs activités sera d’« acheter et de distribuer du cinéma issu de l’Occident »…
Près de quatre-vingt ans plus tard, la Shaw Brothers qui a notamment fait les beaux jours du cinéma d’arts martiaux dans les années 60 à 80, a cédé la place à d’autres acteurs de l’industrie du cinéma, dont le géant de l’immobilier Wanda, qui a fait frissonner Hollywood début 2016 en s’offrant le studio Legendary.
Mais si la Chine était encore donnée gagnante l’an passé alors qu’elle investissait l’économie du film sur la côte ouest américaine et affichait sa victoire dans la course aux infrastructures (40 917 salles contre 40 759 aux États-Unis), certains freins n’ont pas été levés. Le public occidental, particulièrement les Américains, cible privilégiée, continue à bouder la production chinoise. Et les moyens conséquents déployés pour Journey to the West de Tsui Hark (sortie en Chine sur plus de 100 000 écrans ; 71 millions de dollars de budget – contre 85 millions pour la vin-diéselerie de l’année, XXX, The Return of Xander Cage), s’ils garantissent un vif succès sur le marché intérieur, ne rencontrent qu’un faible écho aux États-Unis ou en Europe.
L’assouplissement récente de la censure locale, tolérant l’entrée non plus de 34 mais de 38 films étrangers par an sur le territoire chinois devrait aider à remplir les salles. Mais le Roi Singe pourrait alors se prendre les pieds dans le tapis de ses intentions si ses compatriotes venaient à préférer les productions hollywoodiennes aux films locaux.
Stéphanie Estournet
Cinéma
7e Festival du cinéma chinois en France, Paris, Strasbourg, Lyon, Marseille, Cannes, Brest, La Réunion, jusqu’au 27 juin
0 commentaires