La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Les Animaux fantastiques : ombre de la jeunesse, retour du refoulé
| 05 Jan 2017

Bienvenue dans un nouvel univers dédoublé (après Docteur Strange, chroniqué ici-même), un monde où parmi nous, vivent des Magiciens organisés en une société secrète parallèle à la nôtre. Dans le New York des années 20, débarque un jeune homme mystérieux, portant à la main une valise chargée de créatures plus mystérieuses encore, et bientôt échappées en ville… Quand s’y ajoutent les agissements d’un sorcier maléfique et les ravages d’une entité destructrice, voilà Norbert, accompagné d’un non-Magicien, d’une enquêtrice et de sa sœur, parti pour une folle quête à travers la cité qui ne dort jamais.

Écrit par J.K. Rowling et produit par la Warner, Les Animaux fantastiques repeuple le monde de Harry Potter, laissé désert depuis que le cycle s’est clos il y a cinq ans, pour y lancer une nouvelle franchise – son réalisateur David Yates avait déjà adapté les trois derniers tomes. Occasion de proclamer ici notre attachement à cette saga de la pop culture mondiale, conte de fées à la fois « à la ville » (son auteure, mère divorcée survivant d’allocs, devenue romancière millionnaire) et « sur la page » (un orphelin maudit qui se découvre mage surdoué). Plus encore qu’une anthologie du Merveilleux, avec son bestiaire de griffon, loup-garou, dragon… ce long récit initiatique fait du surnaturel la meilleure matrice métaphorique pour raconter ombres et lumières de la jeunesse, de l’enfance à l’adolescence.

Car à la manière des westerns de John Ford où nous avons vu le corps de John Wayne vieillir à l’écran sur 25 ans, à mesure que l’œuvre se faisait plus moderne et plus mature, les Harry Potters méritent bien ce pluriel. Partageant quelque album photo de famille planétaire, nous avons assisté comme en direct à la mue du gamin sympa et intello, dans les premiers opus dédiés d’abord au jeune public, en teenager tourmenté, dans les épisodes plus sombres de la fin, métamorphose idéalement synchronisée au rythme de ses lecteurs / spectateurs.

Nous avions été ainsi marqués par l’avant-dernier de la saga, déroutant blockbuster où il ne se passe presque rien, tant les héros y semblent toujours perdus, ne sachant plus même ce qu’ils cherchent, au hasard de paysages désertiques et crépusculaires, quasi-post-apocalytpiques. Une allégorie de la puberté comme mystère, à l’âge où Harry, Hermione et Ron voient leurs morphologies changer, et doutes ou désirs poindre après l’ère de l’innocence.

Les bestiaires fantastiques médiévaux, une anticipation de la tératologie du XIXe sièclePlus encore que les mondes parallèles plaisamment mis en scène ici, qu’ils s’ouvrent par la porte d’un hôtel ou le rabat d’une valise, c’est cette ombre de la jeunesse qui fascine dans Les Animaux fantastiques – ombre littérale puisqu’elle s’appelle Obscurus. Ombre vivante, elle participe de cette zoologie de l’étrange dont Norbert se fait à la fois spécialiste et défenseur, et qui s’incarne en prodiges de synthèse et d’animation, entre bestioles kawai et prédateurs colossaux. Mais l’Obscurus est si redoutable qu’il échappe presque à la représentation, et ne se laisse pas figer dans une imagerie. D’abord retenu hors champ, à la faveur notamment de virevoltantes caméras subjectives où nous public voyons et bougeons comme l’Ombre elle-même, il se libère enfin dans un splendide tourbillon anthracite de volutes, nappes, traînées, pseudopodes, lianes… qui n’a ni limite – au point de manquer recouvrir de son voile tout le champ ; ni visage – du moins, jusqu’à ce qu’il se démasque.

Là réside la grande idée scénaristique, anthropologique même, du film : l’Obscurus incarne le pouvoir magique déchaîné qu’un enfant a dû contenir et s’interdire. Car en écho à notre propre actualité, les Magiciens figurent les bouc émissaires d’une société sous pression, traités en terroristes faute d’être compris. Le film rejoue alors le duel idéologique structurant de la dramaturgie X-men (des super héros Marvel), inspiré lui-même de la cause afro-américaine, entre mutants soucieux de l’équilibre avec les humains et partisans d’un conflit qui les sortirait de la clandestinité et assurerait leur suprématie : Professeur Xavier / Martin Luther King, vs Magnéto / Malcolm X. Ici, c’est une Présidente des États Magiques d’Amérique, belle femme noire tout en autorité responsable (Michelle ?), qui s’affronte à un « mage noir », archétype du white old male. Difficile, à l’heure où Obama transmet le relais à Trump, de ne pas surinterpréter une telle opposition…

Davantage que des anatomies de légende, Les Animaux fantastiques dissèque donc notre civilisation contaminée par la violence et la peur, corrompue par les toxines du pouvoir et de la religion. Opprimé par une intégriste partie en croisade contre la sorcellerie, un enfant, doué d’une puissance qu’il doit garder cachée, laisse croître en lui cette masse noire, telle une dépression cyclonique qu’un choc de trop peut délivrer en une tempête que nul ni plus rien n’arrête. Autrement dit, le film rend explicite le concept-clef du cinéma d’horreur – et peut-être même, de tout le cinéma : le retour du refoulé. Ou quand pulsions ou traumas, à force d’être frustrés, occultés, déniés… finissent par remonter à la surface de l’inconscient et se manifester n’importe comment, à travers ces symptômes du chaos que Freud qualifiait d’« hystériques ».

Il n’est qu’à compter combien de zombies ont envahi les écrans d’Hollywood depuis que l’Amérique accumule des cadavres qu’elle ne saurait voir, refoulés hors champ par la catastrophe ou la censure – civils ensevelis sous les décombres du 11-Septembre, ou GI tombés au feu des guerres censées y répondre… Et l’on se souvient alors qu’une telle armée des morts s’origine dans le chef d’œuvre de George A. Romero, Night of the Living Dead, sorti dans les USA de 68, avec Vietnam, assassinats politiques et droits civiques au programme… Et l’on pourrait encore remonter au Nosferatu de Murnau et à tous les golems de l’expressionnisme allemand, nés des hécatombes de la Grande Guerre passée et de celle alors à venir, masques du mal si fondateurs du genre qu’ils influencent encore grandement ce film-ci.

L'ombre portée du Nosferatu / Dracula de F.W. Murnau

Frère des jeunes filles modèles qu’habitait le démon dans les seventies (L’Exorciste, Carrie, Rosemary’s Baby…), mais aussi du Akira japonais et ses cadets (jusqu’à récemment Midnight Special ou la série Stranger Things,) l’Obscurus donne à voir, en un effet spécial virtuose, la leçon de toute psychanalyse – rien n’est plus risqué que de taire ce qui devrait s’exprimer. Paradoxalement, en obligeant les héros à trouver le meilleur d’eux-mêmes mais surtout de lui-même, il éclaire aussi quels autres animaux fantastiques peuplent notre planète : nous-mêmes êtres humains. Car si le blockbuster résonne d’un plaidoyer écologiste façon WWF, son titre s’applique surtout aux protagonistes, bien servis par leurs interprètes, hybrides de fausse normalité et de singularité touchante, entre un rouquin sans cesse présent-absent aux autres, une girl next door version brunette looser, ou un buddy guy incroyablement bonhomme.

Œuvre mineure sans doute, objet marketing peut-être aussi, Les Animaux fantastiques parvient néanmoins à nous apprivoiser, en magnifiant ainsi ombres sauvages et douces lumières parmi les toits et les briques du vieux New York. Le temps d’une nuit de fantasmagorie, parfois le cinéma sait sortir de sa cage, et laisser courir sous la lune, le meilleur de notre jeunesse.

Thomas Gayrard
Caméras suggestives

Les Animaux Fantastiques, film fantastique de David Yates (2h13), avec Eddie Redmayne, Katherine Waterstone, Colin Farell…

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