De la Biélorussie mal connue, de sa population dont ici on ne sait rien, nous viennent des écrivaines et des écrivains majeur·e·s. Svetlana Alexievitch bien sûr, la prix Nobel de littérature vit discrètement peut-être en Allemagne. Alhierd Bacharevič et sa compagne Ioulia Tsimafeeva, auteur·e·s en exil. Vivre discrètement, en exil, cela dit quelque chose sur le pays. Selon l’organisation non gouvernementale Viasna, il y aurait, en date du 4 août 2022, 1251 personnes considérées comme prisonniers et prisonnières politiques en Biélorussie. Depuis les grandes manifestations de 2020 contre la réélection douteuse du président Loukachenko, la répression ne cesse pas sur les habitants et les habitantes facilement suspectées de trahison, arrêté·e·s, condamné·e·s, incarcéré·e·s. À ce pays que l’on considère comme une annexe de la Russie au point que l’armée russe puisse y disposer son matériel pour attaquer l’Ukraine sans que cela ne choque quiconque, nous devrions nous intéresser davantage. Pas seulement parce qu’il est situé géographiquement entre la Russie et l’Union européenne mais parce que, bien qu’encore marqué par son passé soviétique, le glissement observable de l’État vers le fascisme ne lui est pas particulier, il concerne toute l’Europe.
L’art d’être Bègue d’Alhierd Bacharevič est un recueil de cinq textes sur le fascisme traduits par Alena Lapatniova et Virginie Symaniec, paru récemment aux éditions Le Ver à soie. Composé d’une nouvelle, d’un poème et de trois essais écrits sur une période de vingt ans, ce livre frappe l’esprit par la force de l’écriture d’un auteur que l’on a déjà admiré à l’occasion de la sortie en français de son roman Les Enfants d’Alendrier (lire notre entretien avec la traductrice Alena Lapatniova) mais aussi par ce qu’il dit de ce fascisme résurgent au sein même d’un pouvoir qui s’en défend.
La langue en Biélorussie a des enjeux culturels et politiques. Russification imposée, suspicion à l’égard du biélorussien : dans un pays où l’usage de langues diverses est empreint de significations contrastées, la nouvelle L’art d’être Bègue dit l’impossible communication par le langage qu’il s’agisse de raconter une blague, de draguer une fille ou d’appeler les secours. Le narrateur affligé de ce handicap ne peut qu’écrire ou discourir en son for intérieur, mener une « discussion silencieuse » avec son grand-père agonisant. Les dialogues tournent court: « Je sens que je ne peux pas exprimer ce qu’il faut aussi joliment et clairement que je le voudrais, et je tremble d’une peur panique. Fiévreusement, j’essaie de redire la même chose avec d’autres mots, et parfois j’y arrive. Mais où sont passés mon ironie, la logique ciblée de mes propos, l’ardeur et le calme de ma voix qui, il y a une seconde encore, s’apprêtaient à enchanter à jamais mon interlocuteur ? » L’usage fasciste de la langue, c’est le silence imposé à celui ou celle qui ne peut jamais dire bien.
Rêve de culottes courtes en cuir puis Le fascisme comme souvenir sont à six ans d’intervalle deux réflexions sur le fascisme en Biélorussie non pas considéré comme extérieur : « apporté en ce monde, par exemple, par une cigogne. J’imagine cette cigogne avec une croix gammée sur des ailes souillées par quelque chose de brun (…) survoler tel un Junker un chou de kolkhoze en y larguant sa précieuse cargaison », écrit Bacharevič avec un humour grinçant. La Biélorussie a subi l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, sa population juive a été décimée : ce témoignage important d’Hanna Krasnapiorka (Lettres de ma mémoire), survivante du ghetto de Minsk, rappelle qu’il n’y avait pas que des résistants parmi les soviétiques.
Né « de la peur face au monde » de la crainte de la diversité, de l’incapacité à penser la différence et de ce renversement de perspective qui le fait se présenter comme ultime résistance quand il n’est que repli sur un nationalisme étriqué, le fascisme biélorussien est l’infantile goût pour la culotte courte en cuir d’Hitler relooké en veston cravate. Retournant l’accusation contre ses opposant·e·s, le pouvoir nomme fascistes les manifestants désarmés, les réduit au silence par la force armée et les arrestations. Le fascisme biélorussien, « c’est le XXIe siècle, ce sont les brillantes pages de la presse d’État, ce sont les costumes bien taillés des fonctionnaires, c’est de l’horreur répandue sur Internet, ce sont des mensonges quotidiens et des balles en caoutchouc achetées dans l’Union européenne pour ceux qui ne sont pas contents ». À qui prétendrait que le retour du fascisme est impossible en Europe, Bacharevič répond que « la Belarus’’ n’a pas découvert le fascisme, elle s’en est souvenue. Elle ne s’en est jamais dévêtue. Pourquoi ? Probablement par peur. La peur de ne plus être soi-même ».
Dans le poème Le Résistant, le professeur allemand Max Vasmer, pendant l’année quarante-et-un, linguiste dont les étudiants « étaient loin de Berlin », résiste au nazisme, à sa manière.
Le recueil se clôt sur une lettre ouverte aux Ukrainiens, « mes héros, mes chers amis », publiée le 4 mars 2022 : « Nous avons un ennemi commun – la dictature – ne nous divisons pas. » Bacharevič enjoint à ne pas juger la population biélorussienne à l’aune de son gouvernement, de ne pas se laisser aller à la haine. L’écrivain en exil rappelle que « la Belarus’ est une immense plaie béante. Je ne sais pas s’il y a des familles épargnées par les répressions. La Belarus’ n’a pas même eu la chance de reprendre son souffle après l’écrasement des protestations et avant d’être entraînée dans la guerre ». Quel est le rôle de la littérature dans un tel contexte ? Utiliser ses armes, les mots, la langue, pour dire, dire encore, informer, influencer, parce que, dit-il, « je ne peux pas et ne veux pas me taire ».
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