Jusqu’en 2001, le 11 septembre représentait pour toute personne ayant quelque familiarité avec l’Amérique latine la date anniversaire du coup d’État du général Pinochet au Chili. Pour les Argentins, c’est aussi, et depuis bien avant, le Día del Maestro, la journée des enseignants, la fête des profs, quoi. Date choisie en hommage à Domingo Faustino Sarmiento (pour la leçon d’histoire, vous reviendrez) mort ce jour-là. Sauf qu’un autre 11 septembre s’est imposé depuis. Certains individus s’amusent à découvrir leur jumeau astral, mais quand l’anniversaire est collectif ou symbolique, il devient parfois exclusif, et pour le traduire bonne chance. Le « 11 septembre » ne peut plus être la traduction du « 11 de septiembre del 73 », elle est immanquablement celle de « nine eleven ». Car la traduction des chiffres en général et des dates en particulier, contre toute attente, ne s’impose pas.
Tiens, traduisez-moi « le 14 juillet » dans la langue qu’il vous plaira. Sans passer par la périphrase ou l’explication de texte (les anglophones ont par exemple opté pour « Bastille Day »), le résultat a de fortes chances de laisser l’autre perplexe. Quant au « bal du 14 juillet », il faudra bien de l’ingéniosité pour en traduire toute la teneur et les connotations. Mais, me direz-vous, les fêtes nationales ont justement la particularité d’être nationales, et les chiffres n’ont rien à voir dans tout ça. Admettons. N’empêche, les guerres dites mondiales voient leurs appellations varier elles aussi selon les pays et les époques. « Moi, mon colon, celle que je préfère, c’est la guerre de 14-18 » chantait Brassens-le-presque-intraduisible même si certains s’y sont essayés et, ma foi, ne s’en sont pas si mal sortis : « En mi pueblo sin pretensión, tengo mala reputación », « Friendship first » et j’en passe… Et pour la traduction des chansons, on renverra à un précédent Coin des traîtres. Mais voilà que je m’égare et que j’en oublie la guerre de 14-18, ou la guerre de 14, comme on dit « chez nous » mais pas forcément ailleurs.
Et quand il s’agit de traduire des prix, la question de l'(in)opportune adaptation se posera en termes de conversion monétaire. Il y a quelques années, une adaptation espagnole de L’Opéra de quat’sous de Brecht s’était intitulée La Ópera de Todo a cien, un titre que la traductrice qui signe ces lignes avait transformé en Opéra du Tout à dix balles, portée qu’elle était par l’infidèle proposition de Pablo Ley et Calixto Bieito, les auteurs de la version espagnole. Après tout, le roman de Frédéric Beigbeder, 99 francs, n’a-t-il pas été republié sous le titre 14,99 € ? £9.99 dans la traduction en anglais d’Adriana Hunter. En italien : Lire 26.900, puis 13,89 €, actuellement bradé 6,87 € sur le site de l’éditeur Feltrinelli (qui soit dit en passant ne précise pas le nom du traducteur). Une pratique à ne pas généraliser, fort heureusement. Imaginez Dickens traduit de la sorte en français, et le héros des Grandes espérances se faisant remettre une fortune non pas en livres sterling mais en francs, en pesetas ou en yuans…
Bref, et même si les mathématiques semblent au profane qui n’y entend goutte un langage universel, l’expression quotidienne regorge de chiffres dont la traduction est loin d’être évidente.
33 : l’âge du Christ, d’accord. Mais dire 33 chez le médecin, pour faire vibrer la cage thoracique, ça n’est pas évident pour tout le monde.
Il paraît que les anglophones disent 99. Mais comment traduire 806 ?
« 22, v’là les flics ! » avertissent les Français. « 22, here are the cops », traduit Google, qui ne réfléchit décidément à rien. Mais dans le monde hispanique, le 22, ce sont « les deux petits canards »… Forcément, pourquoi chercher midi à 14 heures ? Au fait, comment traduire « midi à 14 heures » ? En espagnol, on cherchera plutôt 5 pattes à un chat. Vous me direz, ça ne casse pas 3 pattes à un canard. Mais voilà que cette chronique numérologique prend des allures de bestiaire, alors revenons-en à nos moutons : 22, ou les deux petits canards. Oui, c’est vrai, c’est ressemblant. Mais c’est surtout que ça égaie les parties de bingo ou les tirages de la loterie. 15 : « la niña bonita ! » 22 : « los dos patitos ! » Avec des variantes selon les pays ou les régions, comme en atteste cette table en version valencienne (cliquez dessus pour l’agrandir, ça vaut le coup).
À Cuba, la représentation traditionnelle de cette table là-bas nommée Charada (car une charade peut faire deviner des mots mais aussi, en l’occurrence, des numéros) est un Chinois en habit traditionnel couvert de motifs, chacun de ces derniers correspondant à un nombre. Et c’est à Cuba qu’un auteur comme José Triana a su exploiter tout le potentiel de cette combinatoire complexe, dans sa pièce de théâtre Médée dans le miroir, par exemple, où le destin tragique de l’héroïne est annoncé par… un vendeur de billets de loterie : « Tragédie. Une tragédie. Le 6283, mariage qui se termine en tragédie. Le 6284, mariage qui se termine dans le sang. » Ce sont bien là les chiffres de la Charade cubaine, qui se prolonge en fait jusqu’à 100 : 62, le mariage ; 83, la tragédie ; 84, le sang. Traduire les mots, d’accord. Mais traduire les chiffres, en l’occurrence, c’est une autre paire de manches.
Car traduire les chiffres, c’est aussi traduire l’implicite, et c’est bien souvent une question d’interprétation. Pas plus tard que la semaine dernière, le journal El País faisait état de cette jolie histoire où il est question de mathématiques et d’interprétation, cette dernière étant aussi une forme de traduction. Un enseignant avait en effet demandé à ses élèves de traduire en chiffres des nombres écrits en toutes lettres. Voici l’énoncé de l’exercice:
Écris en chiffres les nombres suivants :
Dix :
Quatre-vingt-dix-huit :
Quatre-vingt-un :
Soixante-six :
Trente :
Et voici les réponses données par un élève, réponses sanctionnées par l’enseignant et partagées sur Twitter par un père légèrement agacé :
Qui prétendra que les questions de traduction sont étrangères au mathématiques ?
Christilla Vasserot
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