Premier temps
« Et sinon, à part la traduction, vous écrivez ? » « La traduction, c’est bien joli, ça occupe, et puis ça te fait des sous, mais quand est-ce que tu te mets à écrire ? Pour de bon, je veux dire. » « J’imagine que comme vous êtes traductrice, vous devez écrire à côté, au moins pour vous, non ? » « J’imagine que si vous êtes devenue traductrice c’est pour pouvoir caser vos propres textes plus facilement auprès des éditeurs ? » « Vous n’écrivez pas ? Pas même un peu de poésie quand vous aviez quinze ans ? » etc.
Deuxième temps
Le terrain de jeu du langage qui prend pour d’autres l’aspect d’un joyeux champ des possibles est, en ce qui me concerne, un labyrinthe aux proportions infernales. Les pensées, les idées, les émotions qui se bousculent dans mon esprit ne « se traduisent » pas ou difficilement sur la page. Mais je la connais à mon tour, la jouissance du langage ; en étant traductrice, justement. Et ce sont ces auteurs d’ailleurs qui, déroulant leurs pelotes de mots différents, me guident à travers le labyrinthe.
Troisième temps
Je traduis, je traduis beaucoup, la voix des personnages, la voix du narrateur, la voix de l’auteur, je ventriloque. Un jour, en rejoignant des gens dans un bar, pas un son ne sort de ma gorge, c’est ma voix vient de s’éteindre. La corde vocale gauche en a peut-être eu assez de vibrer pour les autres. Un an et demi plus tard, un compromis est trouvé sous la forme d’un implant. Ma voix est de retour, et se fait entendre au milieu de la foule qui m’habite.
Quatrième temps
De tout temps, dès qu’il s’est agi d’écrire, ma devise a été : « I would prefer not to. » Un jour (un autre), lors d’une conférence réunissant des passionnés de traduction et des collègues, je fais l’erreur de dire que je ne n’aime pas écrire, ne me sens pas obligée d’écrire. Comme certains s’échauffent, j’ajoute très vite, pensant lever un malentendu : autre chose que des traductions. Mais peu importe, ce début de phrase a tout dynamité. Ma légitimité de traductrice vient d’être remise en question. Comment puis-je me revendiquer de ce métier, de cet art, si je ne rêve pas de voir, un jour (un autre encore), mon nom régner seul sur un texte ?
Je n’aime pas écrire, et que fais-je à l’instant ? Mais j’écris sur la traduction, peut-être suis-je sauve.
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