2013 : le dessinateur japonais Hayao Miyazaki, réalisateur et producteur de films d’animation mondialement connus, annonce qu’il prend sa retraite. C’est la fin du studio Ghibli, qu’il a créé en 1985 avec Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles). Le réalisateur Kaku Arakawa le retrouve en 2016, alors que Miyazaki, un brin malicieux, déclare reprendre du service en s’engageant dans un nouveau projet : la réalisation d’un court-métrage, Boro la chenille, à partir d’images de synthèse.
Kaku Arakawa, qui le connaît bien, prend le temps de l’installer dans son décor familier, sa maison, ses rituels (le café), ses trajets quotidiens. L’intérieur est vaste, il a des allures d’épure et s’inscrit dans un environnement rythmé par le passage des saisons. On sent le désir de ne laisser voir de l’intimité que ce qui concerne le travail. En contrepoint de cette maison lumineuse et austère, les bureaux du studio Ghibli, d’abord désertés, puis retrouvant leur atmosphère de ruche. Deux jeunes programmeurs sont accueillis pour l’occasion. Les premiers essais suscitent l’intérêt et l’admiration de Miyazaki – on croit le projet bien parti. Mais non. L’insatisfaction ne tarde pas à se faire jour. A-t-on affaire à un maître trop exigeant, qui se nourrit de l’énergie de ses jeunes recrues sans leur laisser la possibilité d’exister ? La chose est dite, crument quoique avec humour. Mais s’il ne s’agissait que de cela…
Plus le temps passe, plus Miyazaki a le sentiment que son équipe « ne comprend pas » – et pas seulement qu’elle ne comprend pas ce qu’il veut. Les programmeurs, doués au demeurant, ne saisissent pas l’intention, ils se livrent à une opération de mime. Miyazaki en revient aux croquis pour réintroduire la vie, habiter les mouvements, ajouter les détails infimes qui font tout le charme de la petite créature (ah, les poils mobiles de la chenille). Il entoure Boro sortant de son œuf d’autres animaux, crée un monde environnant avec lequel il doit se familiariser. Quelque chose alors semble se dénouer.
Dans l’intervalle, il y a cette rencontre avec une équipe venue faire une démonstration d’animation en 3D fondée sur la technique du Deep Learning (intelligence artificielle). C’est sans doute une des séquences clés du documentaire. Sur l’écran : une créature humaine désarticulée, violacée, se meut à une vitesse folle dans un mouvement de reptation indescriptible en utilisant sa tête à l’instar de ses bras et de ses jambes. Une vision de cauchemar – accompagnée d’entrée de jeu par ce commentaire du responsable de la présentation : « On peut aller beaucoup plus loin dans l’horreur qu’avec les moyens humains. » Voilà. Tout est dit. Miyazaki observe sans un mot cette séquence ahurissante et, réagissant enfin, exprime son dégoût face à ce qu’il qualifie d’« insulte à la vie ». Et il interpelle ses interlocuteurs, leur demande ce qu’ils cherchent. À quoi l’un d’eux, tétanisé, répond qu’il s’agit de créer une technologie capable de dessiner comme le ferait un être humain – à la place de l’être humain. À quelle fin ? Pas de réponse. Des visages stupéfaits, et vides. Comme si la question du « pour quoi » ne les avait pas effleurés.
On est surpris de la violence de cette scène – de ce qui est montré par ces apprentis sorciers qui ne semblent pas soupçonner qu’ils sont en train d’inventer une arme de destruction massive. Il y a là l’envers radical du monde déployé par Miyazaki film après film, où les personnages affrontent la souffrance et la perte pour en sortir mûris et grandis. Et il y aurait à s’interroger sur ce qui peut engendrer cette appétence pour l’horreur, ce désir d’en repousser les limites. À croire qu’en cet endroit le refoulé agit avec une force inouïe pour montrer ce qui est à l’œuvre dans le désir d’« humaniser » la machine pour pouvoir se passer de l’humain : c’est, précisément, horrible.
Miyazaki commente cette rencontre sur un ton faussement humoristique en y voyant l’annonce de « la fin du monde ». Dès lors, on ne sera pas surpris de le voir, à la fin du film, décidé à repartir sur un nouveau projet de long-métrage… entièrement dessiné à la main. C’est sa réponse à l’image de synthèse, et plus encore à l’univers que voudrait nous dessiner l’intelligence artificielle.
Corinna Gepner
Cinéma
Never-Ending Man : Hayao Miyazaki,
de Kaku Arakawa (Japon, 2016), 73 mn.
Sortie en France : janvier 2019.
Parmi les films réalisés par Hayao Miyazaki :
Nausicaä de la vallée du vent (1984),
Mon voisin Totoro (1988),
Princesse Mononoké (1997),
Le Voyage de Chihiro (2001),
Le Château ambulant (2004),
Le Vent se lève (2013)
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