La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Queen of the Ice Men
| 17 Juil 2023

Fantactic Adventures - Queen Of The Ice Men (Robert Gibson Jones)La couverture du numéro de novembre 1949 de Fantastic Adventures « Exciting Tales of Science Fiction » par Robert Gibson « Bob » Jones (1889-1969).

Le sous-titre proclame que « She had ruled the Arctic Circle for a Thousand Years ! » . Queen of the Ice Men, qui ne le resterait pas ? Vous voici prévenus amis lecteurs… En minijupe de poils dans la glace, elle n’y va pas par quatre chemins…

 

Queen of the Ice Men

Originaire de l’Ohio, ou d’un État proche, R.G. Jones a longtemps fait son beurre comme illustrateur publicitaire; son père ayant été représentant de commerce, un job consistant à vendre des trucs inutiles à des gens endettés qui n’en ont pas besoin, il reste donc en partie fidèle à l’éthique familiale. Mais, la cinquantaine venue, le natif de l’Ohio a le moral à zéro, et une furieuse envie de s’évader. En 1943, deux ans avant Hiroshima, il décide donc de passer les frontières professionnelles et s’extrade dans le monde des pulp magazines, synonymes de littérature de genre, de publications à la chaîne, peu onéreuses et, partant, avec des tirages de mauvaise qualité. Pulp, pour une certaine élite culturelle, ça veut dire bas de gamme, bas de plafond et bas de survêtement.

Mais ce transfert d’une galaxie professionnelle à une autre, avec ses nouvelles routines, ne semble pas avoir beaucoup perturbé R.G. Jones. Il a vite fait son trou dans l’univers des Pulp, s’étant aisément adapté aux attentes des éditeurs. Aguicher le chaland avec des recettes éprouvées, il connaît; provoquer l’acte d’achat des revues à l’aide de couvertures tape-à-l’œil, il maîtrise. En gros, s’il a effectivement changé de monde, il n’a pas vraiment changé de philosophie, la finalité mercantile d’une couverture de magazine se comparant à n’importe quelle campagne de publicité. Les propres mots de l’éditeur Raymond A. Palmer, qui sélectionnait régulièrement des illustrations de Bob Jones pour orner la couverture de ses journaux, ne laissent planer aucun doute à ce sujet: « It has been our experience that covers sell magazines – simply because they attract attention » (Mike Ashley, « Fantastic Adventures », in Marshall Tymn & Mike Ashley, Science Fiction, Fantasy and Weird Fiction Magazines, Greenwood Press, Westport, 1985).

Queen of the Ice Men, ses gros lolos compressés dans un bustier lamé doré

Comme rien n’égale le sexe pour attirer l’œil, la norme éditoriale fait donc une large place aux donzelles plantureuses sur les couvertures des Pulps dans l’objectif assumé de tirer les ventes vers le haut. Les jeunes femmes y sont souvent court vêtues, très régulièrement en situation de détresse, dans de spectaculaires décors futuristes, avec, autour d’elles, pléthore de pistolasers et de vaisseaux spatiaux aux formes explicitement phalliques. R.G. Jones s’adonne à cœur joie à ces représentations et, dans ce registre très codifié, ses livraisons mensuelles font merveille. À sa décharge, il faut aussi reconnaître qu’il est certainement plus émoustillant et rigolo de dessiner des poupées de l’espace aux formes rebondies plutôt que des tubes de dentifrice ou les derniers modèles de pneus utilisés par l’industrie automobile.

Bref, les fantasmes de R.G. Jones, mêmes couchés sur du papier couleur de mauvaise qualité, font mouche. Ils savent toucher là où il faut le lectorat – essentiellement masculin – de ce type de publications. Notre néo-tâcheron de la couverture de pulps gagne donc sa croûte en exposant régulièrement ses alléchantes visions d’une certaine « féminité » sur la couverture de titres comme Fantastic Adventures, Amazing Stories, Mammoth Adventure, Mammoth Detective, Mammoth Western, Other Worlds Science Stories et Universe Science Fiction; des titres qui fleurent bon l’aventure et l’exotisme spatial bon marché auxquels il apporte une touche de science-romance-suspense avec ses dessins stéréotypés. On ne lui connaît pas d’autre ambition.

Tout en restant dans un contexte polaire, une autre illustration de R.G. Jones présentant des demoiselles en péril, voire sacrifiées. Du classique quoi ! Pour la couverture du numéro de juin 1948 du pulp Amazing Stories.

Tout en restant dans un contexte polaire, une autre illustration de R.G. Jones présentant des demoiselles en péril, voire sacrifiées. Du classique quoi ! Pour la couverture du numéro de juin 1948 du pulp Amazing Stories.

Queen of the Ice Men, 5 mètres de haut, et une cape de poils de caribou

Sauf que, perspicaces comme vous l’êtes, ô lecteurs choisis, vous n’aurez pas manqué de noter que la couverture présentée au début de cet article ne coïncide pas entièrement avec le cadre habituel. Si la farouche Queen of the Ice Men est bien de la main de R.G. Jones, et si elle reprend efficacement les conventions anatomiques des pulps en matière de représentation féminine, son attitude exprime par contre une inversion délibérée des codes: la gonzesse ne semble pas du tout – mais alors pas du tout – nécessiter la virile assistance d’un quelconque sauveteur autoproclamé pour la tirer d’un péril où l’aurait immanquablement conduit sa condition. Sans craindre l’euphémisme, je dirais que c’est plutôt le contraire: en fait, ce sont les bonshommes que l’on aperçoit ici qui paraissent dans le pétrin, étalés sur la neige dans leurs uniformes marronnasses, à la merci de l’altière matrone des hommes de glace. Le potentiel narratif d’une telle illustration n’aura bien sûr échappé à personne, surtout pas à ceux qui auront décidé de débourser les 25 cents indispensables pour acquérir ledit numéro. Qu’est-il arrivé à ces hommes? Que va-t-il advenir d’eux? Qui est cette énigmatique Reine de l’Arctique, Vénus à la fourrure très partiellement couvrante? Quel sort leur promet-elle? Pour le savoir, achetez! Lisez!

Mais cette couverture du Fantastic Adventures en date de novembre 1949 est loin d’être la seule à avoir été conçue dans cet esprit où l’ascendant est clairement, fatalement, féminin. Elle appartient au type, certes moins fréquemment représenté mais tout aussi efficace visuellement et fantasmatiquement parlant, de la femme dominatrice qui séduit, menace puis exécute les pauvres explorateurs ayant fortuitement pénétré son domaine, son antre, son royaume, son univers ou sa planète, comme les compagnons d’Ulysse l’avaient fait en débarquant sur l’île de Circé, avant d’en payer le prix…

Tout en restant dans un contexte « Aviateur en uniforme marronnasse », une autre illustration de R.G. Jones présentant la Femme Fatale aux pieds de laquelle se prosterne l’argonaute cabossé. La version alternative des codes quoi ! Pour la couverture du numéro de janvier 1950 du pulp Amazing Adventures.

Tout en restant dans un contexte « Aviateur en uniforme marronnasse », une autre illustration de R.G. Jones présentant la Femme Fatale aux pieds de laquelle se prosterne l’argonaute cabossé. La version alternative des codes, quoi! Pour la couverture du numéro de janvier 1950 du pulp Amazing Adventures.

Queen of the Ice Men, la main sur la hanche, le contrapposto laisse de glace

Il ne faut pas se mettre le doigt dans l’œil: s’il existe aujourd’hui des collectionneurs qui recherchent avidement les anciens numéros des pulp magazines, c’est moins le contenu que leurs couvertures d’exception qui les font courir; celles de R.G. Jones en font partie. Dans la masse de revues publiées années après années, sauf cas exceptionnel, les textes sont la plupart du temps négligés au regard des illustrations de couverture. Les histoires qui en valaient la peine, cela fait longtemps qu’on les trouve compilées dans des anthologies et des tirages de meilleure qualité. Mais les couvertures, des décennies après leur première apparition dans les kiosques à journaux, demeurent toujours l’argument de vente principal des revues d’occasion dénichées chez les bouquinistes spécialisés.

Si cette primauté était déjà établie dès la parution, cette tendance n’a fait que s’accentuer avec le temps. L’image s’est émancipée, elle ne se contente plus d’être le piège à texte, maintenant elle le domine en multicolore, elle l’écrase. Les illustrations de couverture ont définitivement acquis une existence indépendante et, désormais, elles circulent et s’échangent comme des œuvres d’art. Des galeries et des salons leur sont consacrés, mobilisant un beau paquet de pognon.

Avec la Reine des Hommes de Glaces, c’est encore plus évident, car son portrait galant en costume de poils exhibé sur la couverture du numéro de novembre 1949 de Fantastic Adventures ne précède pas simplement le texte; c’est carrément le texte qui procède de l’image, il n’en est qu’un pâle reflet. L’éditorial de la revue précise en effet cette préséance :

« S.M. Tenneshaw returns to the pages of your favorite magazine this month with the feature story, “Queen of the Ice Men”. We gave Tenneshaw a sneak preview of the new Bob Jones cover, and be asked hopefully if he could write a story around the cover. We gave him the go ahead and the result you’ll find starting on page 8 » (A confidential chat with the editor, Fantastic Adventures, nov. 1949, p.6). « On a montré en avant-première à Tenneshaw la nouvelle couverture de Bob Jones, et on lui a demandé s’il pouvait écrire une histoire à partir de ça. »

On ne peut pas être plus clair : au commencement était l’Image, et l’Image était auprès de la Reine, et l’Image était Reine. Après ça, le Verbe peut bien aller se faire voir chez les Samis, et S.M. Tenneshaw avec lui.

Où l’on retrouve l’illustration de la Reine givrée en grand format et couleurs plus éclatantes, mais avec un vilain reflet également… Vous aurez noté que la composition des illustrations de R.G. Jones est toujours la même : l’image est divisée en deux parties sur la hauteur ; à gauche l’élément féminin, toujours surélevé par rapport à la partie droite où figure l’élément masculin. La recette de R.G. Jones est simple, efficace, routinière. Par réflexe le sens de lecture étant de gauche à droite et de haut en bas, face à la couverture, l’œil du lecteur potentiel tombe donc toujours en premier sur la gonzesse.

Où l’on retrouve l’illustration de la Reine givrée en grand format et couleurs plus éclatantes, mais avec un vilain reflet également… Vous aurez noté que la composition des illustrations de R.G. Jones est toujours la même : l’image est divisée en deux parties sur la hauteur; à gauche l’élément féminin, toujours surélevé par rapport à la partie droite où figure l’élément masculin. La recette de R.G. Jones est simple, efficace, routinière. Par réflexe le sens de lecture étant de gauche à droite et de haut en bas, face à la couverture, l’œil du lecteur potentiel tombe donc toujours en premier sur la gonzesse.

Queen of the Ice Men, mascara, rouge à lèvres et petit nœud au cou, la pépette du Grand Nord

S.M. Tenneshaw? Mais c’est qui d’ailleurs ce type? Si l’édito qui annonce son retour dans la revue ne le présente pas comme un pseudo-Messie, c’est tout comme. C’est lui, et pas un autre, qui est mis au défi de composer une histoire digne de l’illustration de R.G. Jones. C’est son nom à lui et pas un autre, même pas celui de l’illustrateur, qui sera associé à l’excitante Queen of The Ice Men sur la couverture. Son patronyme a l’honneur d’y figurer en toutes lettres, au-dessus du titre donné à cette histoire, et c’est donc bien lui que le public retient, avec l’illusion d’avoir affaire au véritable pygmalion de la Reine du Froid.

Alors je répète ma question: c’est qui ce type? Réponse: c’est personne. C’est pas compliqué, Tenneshaw n’existe pas, c’est du vent, à peine un blizzard pour la fête à neuneu du cercle polaire.

Bon, j’admets qu’en cherchant un peu, on trouve des livres, des recueils de nouvelles, auxquels le nom de Tenneshaw est accolé: The Monster, Lunar Point of View, The Outcast, Last Call for Doomsday!, etc. Mais c’est encore du flan… S.M. Tenneshaw écrivain de science-fiction n’est l’identité de personne. Dans l’univers des pulp magazines, il correspond à ce qu’on appelle un floating pseudonym, un auteur fictif créé de toutes pièces par une maison d’édition et périodiquement mis à disposition, voire imposé, à des auteurs réguliers mais bien réels, eux.

Les floating pseudonyms ont été inventés dans le but de circonscrire la propriété d’une œuvre littéraire avec ses copyrights afférents; une propriété littéraire détenue par l’éditeur, mais dont l’œuvre est le produit de la participation de divers écrivains, comme si la fiction littéraire s’étendait jusqu’à l’identité de l’auteur auquel les histoires sont prêtées. Les aventures d’un héros récurrent, populaire auprès des lecteurs, peuvent ainsi se voir adjoindre un floating pseudonym crédité comme l’unique créateur inspiré, alors que dans la réalité plusieurs auteurs participent collectivement, ou à tour de rôle, à la rédaction de ses histoires. Le floating pseudonym, c’est le principe du monstre de Frankenstein appliqué au créateur autant qu’à la créature. En forgeant ce prête-nom imaginaire derrière lequel se dissimulent plusieurs écrivains, la maison d’édition protège sa propriété littéraire de sorte qu’aucun des contributeurs ne puisse s’accaparer l’œuvre.

L’emploi des floating pseudonyms comporte d’autres avantages pour une maison d’édition. Dans le monde des pulps, en effet, celle-ci doit souvent gérer en même temps la parution mensuelle des numéros de plusieurs revues, et ceci dans des genres parfois très différents. Les floating pseudonyms permettent alors de dissimuler aux lecteurs le fait qu’un unique – et réel – auteur ait pu écrire plus d’une histoire dans un numéro donné, ou bien simultanément dans de multiples revues. Le subterfuge laisse accroire que les contributeurs pullulent, alors que dans la réalité seule une petite équipe d’auteurs maison est à l’origine de l’ensemble des histoires publiées, tous genres confondus. Bref, les auteurs imaginaires renforcent à peu de frais l’impression de vitalité des pulps.

Il en va ainsi du louangeur de la Reine des Hommes de Glace, notre fameux S.M. Tenneshaw. On sait aujourd’hui que cette identité flottante a été utilisée pendant une quinzaine d’années par différents auteurs issus de la même maison d’édition. Certains ont pu être identifiés – William Hamling, Stephen Marlowe, Edmond Hamilton, Robert Silverberg –, d’autres restent inconnus à ce jour. Des histoires ont pu être attribuées à leurs véritables auteurs, d’autres non, et c’est précisément le cas de celle qui nous occupe aujourd’hui.

La Reine à la courte tenue n’est en définitive qu’une triste orpheline au deuxième degré, venue se réfugier dans un royaume englacé où elle châtie de la plus cruelle et de la plus raffinée des manières les hommes croisant son chemin, cette gent masculine l’ayant privée de l’amour de son vrai paternel et n’ayant perpétré cette inique séparation psychique que pour un vulgaire souci de droits d’auteur. Ainsi, par l’accomplissement de ce destin libidinal hors-normes, à demi-emmitouflée de fourrures, la Reine fait la démonstration que la vengeance est bien un plat qui se mange froid.

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