À dix ans d’intervalle, en 1982 et 1992, Gilles Walusinski s’est rendu à Brest pour honorer deux commandes du ministère de l’Équipement. Deux travaux documentaires, l’un dans le cadre d’une campagne de réhabilitation de logements insalubres, l’autre autour du thème Le port et la ville.
L’été se terminait. Le soleil avait contredit la grisaille, cliché bien installé dans les mémoires brestoises. La préparation du livre Quotidiens Pluriels avait nécessité plusieurs conversations avec mon commanditaire et avec Sylvain Legrand, le travailleur social qui m’accompagnait sur le terrain. Parler des pauvres qu’on baptisait nouveaux pour désigner ceux qui restaient au bord du chemin, nous amena à penser qu’il fallait aussi parler de leurs rêves, de ce qui les extrait de ces quotidiens besogneux. Quoi de mieux qu’un match de foot pour que les hommes se retrouvent ? Pas de femme, si, une seule, que les mecs regardent. Peut-être pour le sac de cacahouètes qu’elle a apporté ?
L’équipe de Brest s’appelle l’Armoricaine, le bistro d’en face aussi et c’est par là que tout commence.
On fume encore en 1982 et du Tabac voisin on peut distinguer deux flics portant fourragère, signe de jour de fête. Rien de comparable avec les caparaçonnés coléoptères, les compagnies de CRS ou de gendarmes mobiles qui viennent aujourd’hui défendre le capital investi. Les enfants se faufilent et entrent sans payer. Les places sont accessibles même si de leurs fenêtres certains habitants profitent du spectacle. La nuit tombe à mesure que le match se poursuit. Un enfant grimpe sur les épaules de papa, Confo. donne son adresse.
Les portes du stade de l’Armoricaine restent ouvertes ; les pauvres doivent pouvoir entrer à l’œil… C’est en 82 que Francis le Blé, maire de Brest est décédé, les amis de son parti ont donné son nom au stade. Les plus jeunes grimpent sur la buvette, ce qui n’empêchera pas le tube Citroën de vendre ses frites à la sortie. Le bar de l’Armoricaine fait salle comble, les voitures sont déjà là.
Le salut par le travail n’est pas la panacée. Il n’y a pas si longtemps c’est Dieu qui arbitrait : « c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain ». Consolation de l’au-delà, promesse d’une vie sans les misères d’en bas, la tradition est encore forte en 1982. Tous les ans, le premier dimanche de septembre se tient le grand pardon du Folgoët à 30 km au nord-est de Brest.
Les notables, les gradés de l’armée défilent. Ce sont les hommes qui tiennent le pavé, ici encore, comme au foot. Une femme prend le son pendant que son mari étrenne sa caméra vidéo. Un vieil anar qui a ensuite mal tourné collabo, Jean Ajalbert, décrit le pèlerinage du Folgoët dans un article publié en 1890, à cette époque il y a eu jusqu’à 60 000 personnes présentes :
Huit heures, les cloches sonnent. La foule se presse sur le chemin de Lesneven au Folgoët, à deux kilomètres, un chemin d’habitude à peu près désert, traversé seulement au retour des champs, au sortir des étables, d’une vieille poussant quelque vache lente du bout de sa quenouille, d’une gamine fustigeant un cochon, une colonne d’oies, et ce soir, empli, comble, d’une foule humaine. Des femmes surtout, en lignes détenant toute la largeur… Toutes vêtues de noir, une masse confuse, […] où plonge la nuée des coiffes blanches […] sur la route blanche de lune, d’une blancheur qui s’accroît bientôt, s’étend, pâle de l’illumination des bougies et des cierges […]. Des bougies, rien que des bougies, et des manières blanches aux murs tendus de draps blancs, et, sur la place, les tentes de toile de marchands de médailles et de cierges ; et, à perte du regard, comme une liliale floraison, sur le sombre des vêtements, la mourante blancheur des coiffes […]. Des enfants courent dans la foule, avec des bottes de cierges sur les bras, de tous les prix, de toutes les tailles. Aux boutiques, chacun se procure de grands cornets en papier, comme les enveloppes de bouquets, pour se préserver des taches. […] La procession va sortir… Vite les cierges s’allument jusque dans les champs au loin, la campagne s’illumine […]. Et le cortège défile, dix mille dévots, de Léon et de Cornouaille, et de partout, qui portent leurs cierges, il faut voir.
On a vu les femmes âgées passer par le cimetière, raccourci vers Dieu. Dans l’église l’enfant de chœur dispose les cierges bien qu’une envie pressante le titille.
Les hommes ont trouvé les buvettes et le Café des Sports met un point final à la cérémonie.
Brest 1982
La ville, les pauvres, le port (4)
© Gilles Walusinski
© Gilles Walusinski
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