Quelque chose là-haut : tous les quinze jours, un nouvel épisode d’une histoire simple et terrible. Il y a quelque chose là-haut qui m’obsède. Quelque chose dans le ciel, ou dans ma tête peut-être.
J’aime les maths, elles ont un pouvoir incroyable. Il y a quelques années, j’ai calculé mes chances de trouver la femme de ma vie en utilisant une équation relativement simple, nourrie de paramètres comme l’âge, les goûts, l’apparence physique, etc. Résultat : douze partenaires potentielles dans tout le pays. Puis j’ai évalué la probabilité de rencontrer l’une de celles-ci. Eh bien elle était à peu près nulle, inférieure à un sur dix mille. Pourtant, deux petites années après avoir démontré scientifiquement que je ne trouverai jamais l’âme-sœur, j’ai convolé en justes noces. Depuis, je me dis que les statistiques sont pessimistes, ou que j’ai bien mal estimé les paramètres.
Bien avant moi, un certain Frank Drake, astronome de son métier, avait procédé à un calcul similaire, non pour trouver une Madame Drake mais évaluer le nombre de civilisations extraterrestres dans notre galaxie avec lesquelles nous sommes susceptibles d’entrer un jour en contact. Selon Drake, il suffit de multiplier sept facteurs : le nombre d’étoiles en formation chaque année dans notre galaxie, la part de ces étoiles possédant des planètes, le nombre moyen de planètes par étoile potentiellement propices à la vie, la fraction de ces planètes sur lesquelles la vie apparaît effectivement, le pourcentage de ces planètes où se forme une vie intelligente, la fraction de ces planètes capables et désireuses de communiquer, et enfin la durée de vie moyenne d’une civilisation, en années. La valeur obtenue dépend bien sûr de celles des paramètres, assez difficiles à évaluer pour la plupart cependant, même en adoptant des estimations très prudentes, l’équation donne un résultat bien supérieur à un. Mais alors pourquoi ne sommes-nous jamais entrés en contact avec une civilisation extraterrestre ?
Cette question, je l’ai examinée dans tous les sens. Je n’étais pas le premier. Dans les années quarante, le grand physicien italien Enrico Fermi se l’était posée aussi alors qu’au beau milieu d’un désert de l’État du Nouveau-Mexique il travaillait à la mise au point de la première bombe atomique dans le cadre du projet Manhattan. Fermi était en train de déjeuner avec quelques collègues et amis lorsque, soudain, entre la poire et le fromage, il leur avait lancé : mais pourquoi donc l’humanité n’a-t-elle toujours pas trouvé la moindre trace de civilisations extraterrestres alors que le soleil est plus jeune que beaucoup d’étoiles situées dans notre galaxie ? Selon le physicien, des civilisations plus avancées auraient dû apparaître parmi des systèmes planétaires plus âgés et produire des traces observables depuis la Terre, des ondes radio par exemple. Sujet de discussion plutôt singulier pour des hommes en train de concevoir une arme susceptible de rayer l’humanité de la carte, ou très opportune peut-être.
Depuis ce fameux déjeuner, le paradoxe de Fermi — c’est le nom qui a été donné à cette question sans réponse — a été fort discuté et mille solutions avancées. J’ai donc passé des jours et des nuits à sonder le problème, cherchant avidement des pistes sur Internet. Les plus sérieuses étaient convergentes. Pour certains, les extraterrestres existent bel et bien mais, pour une raison ou une autre, ils n’ont pas jugé souhaitable d’entrer en communication avec nous. Pour d’autres, ils nous ont déjà rendu discrètement visite et puis s’en sont retournés vers Zorglub avec de belles photos, sans se soucier de laisser de carte de visite. Ou alors … Ou alors ils sont là, à proximité, et se contentent de nous observer. C’est l’Hypothèse du Zoo, émise par l’astronome américain John A. Ball. Pour lui, le zoo, c’est la Terre, c’est nous, et les visiteurs sans cacahuètes, ce sont eux. Ils scrutent l’humanité de loin sans essayer d’interagir, comme des chercheurs observent des animaux primitifs à distance en évitant tout contact afin de ne pas les perturber.
J’ai été surpris de découvrir que, dès 1934, le Russe Constantin Tsiolkovski, père et théoricien de l’astronautique moderne, avait lui aussi suggéré qu’il existait des civilisations extraterrestres plus sages et plus anciennes que la nôtre, mais qu’elles refusaient d’interférer avec nous pour éviter toute violence. Une rencontre ne pourrait avoir lieu que lorsque l’humanité serait plus avancée technologiquement et spirituellement, puisqu’un contact prématuré était susceptible de provoquer une guerre entre une espèce humaine encore belliqueuse et leur espèce bien plus évoluée, pacifique mais apte à se défendre. Tsiolkovski soulignait que la différence des niveaux respectifs d’intelligence empêcherait toute forme d’échanges : pourrions-nous avoir des relations rationnelles avec des chiens ou des ânes ? Ou pire : avec des requins ou des alligators, car des animaux agressifs, nous sommes, et des êtres dangereux, nous apparaissons.
Imaginons en effet que demain, ou ce soir, nous apprenions qu’il y a dans le ciel un vaisseau qui nous observe en permanence. Nous voudrions l’observer à notre tour, nous brûlerions de savoir ce qu’il y a à l’intérieur. Mais la chose resterait muette comme un œuf, ne répondrait à aucun de nos appels, ne trahirait rien de ses intentions. Alors nous irions la voir de plus près, tenterions d’en percer la carapace, échouerions peut-être ou n’y trouverions rien d’intelligible. La preuve que nous ne sommes pas seuls dans l’univers continuerait de planer au-dessus de nos têtes incapables de percer le secret. Oublierions-nous alors cette chose impénétrable pour retourner à nos activités quotidiennes ? Non, impossible, il nous faudrait des réponses, nous ne pourrions pas vivre avec cette promesse, ou cette menace, au-dessus de nous. Cette présence mystérieuse nous obsèderait, des Églises des Envoyés spéciaux du Cosmos se créeraient autour du globe, les frappadingues de tous poils se regrouperaient pour annoncer la fin du monde ou au contraire le début d’une ère nouvelle ; ils dresseraient des autels, procéderaient peut-être à des sacrifices humains pour apaiser le ciel ou pour lui complaire. Les Incas ont montré la voie, leurs recettes sont disponibles.
Constantin Tsiolkovski a avancé un argument supplémentaire en faveur d’une discrétion des extraterrestres : ces êtres supérieurs auraient tout intérêt à nous laisser évoluer par nous-mêmes, convaincus qu’un jour nous pourrions leur apporter « un nouveau et merveilleux courant de vie qui renouvellerait et complèterait leur vies déjà parfaites ». Tsiolkovski, en pleine crise de cosmisme, écrivait cela à une époque bien plus optimiste que la nôtre. Nous, aujourd’hui, nous savons bien que notre planète court plus sûrement vers la catastrophe que vers le bonheur. Si les extraterrestres attendaient de nous quelque chose susceptible de « compléter leurs vies déjà parfaites », ils risqueraient d’attendre longtemps.
C’est plutôt nous qui sommes en demande, désespérément. Le vaisseau fantôme et ses éventuels occupants, ou machines, deviendraient nos sauveurs, ceux qui nous montreraient peut-être comment nous protéger du réchauffement climatique, des migrations massives, de la faim dans le monde, de la raréfaction des ressources naturelles, de la mort de nos rêves. L’humanité ne rêvant plus, elle dépérit. Dépérissant, elle est prête à se vouer à n’importe quel saint. Ces êtres venus d’ailleurs deviendraient alors nos dieux et notre salut. Toutefois, comme aucun message ne parviendrait d’eux, il nous faudrait interpréter ce silence. Chacun y entendrait ce que bon lui semblerait, or l’histoire des religions nous enseigne combien les illusions de la foi peuvent faire de dégâts. Mais cela serait encore bien pire dans ce nouveau cas de figure puisque tout l’inconscient terrestre, toutes les peurs, tous les espoirs, tous les fantasmes se projetteraient soudain vers le ciel, vers le vaisseau fantôme, vers ce Dieu mystérieux mais à l’existence attestée. Ce grand élan irrationnel aurait sans nul doute des conséquences catastrophiques.
Naturellement, les peurs seraient plus à redouter que les espoirs. L’extraterrestre bienveillant est un modèle assez peu répandu dans l’imaginaire collectif. Même Spielberg, qui a tenté de nous rendre sympathiques les visiteurs de l’espace, d’abord avec Rencontres du Troisième Type puis avec E.T., a fini par tourner la Guerre des Mondes où il n’est plus question que d’extermination et d’atrocités. La peur est un moteur plus nerveux que l’espoir, dans la fiction comme dans la réalité. Un vent de panique mondiale serait donc plus probable qu’une grande communion. Si bien que le zoo se transformerait rapidement en grand-guignol, pour le même prix.
Ou bien alors – j’aime les maths, les anecdotes et les hypothèses – ou bien alors la présence de la Chose (The Thing, la Cosa, die Sache, dat Ding selon les pays) serait gardée secrète pour éviter tout trouble de l’ordre public. Seuls quelques scientifiques, gouvernants et conseillers spéciaux seraient au courant. Combien de temps avant que la nouvelle ne fuite ? Pas plus de quelques mois sans doute, mais peut-être davantage si le nombre de gens mis dans la confidence restait très réduit. Mettons une vingtaine d’experts et de présidents ou de Premiers ministres, plus quelques-uns de leurs proches. Ce ne sont que des suppositions, bien entendu. Quand je dis une vingtaine, ce n’est pas prendre au pied de la lettre.
Le nombre exact, je l’ignore.
Édouard Launet
Quelque chose là-haut
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