Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Quelle est la sonate la plus célèbre ? Et quelles sont les plus jouées parmi les 555 ? Pour le savoir, il suffit de réunir un maximum d’enregistrements de Scarlatti… et d’en extraire le top ten. Voici le résultat, les numéros de sonates se référant à la classification chronologique Kirkpatrick (“K”) : 87, 481, 9, 159, 380, 32, 492, 69, 141 et 193.
Deux surprises, d’emblée : la plupart de ces stars sont des sonates anciennes, appartenant à la première partie de l’oeuvre. Le Scarlatti improvisateur, plus tardif, et a priori le plus “moderne”, est donc quasi absent. Seule la 380 laisse entendre une improvisation à la Scarlatti. Ensuite, à trois exceptions près (9, 141 et 492), ces sonates sont lentes et mélancoliques, alors que seulement 15% des sonates sont indiquées andante : il ne devrait y en avoir qu’une ou deux dans cet échantillon.
La plus populaire, la 87, serait donc la plus scarlattienne. Il s’agit d’une longue et lente plainte qui voit un petit air guilleret nager à contre-courant, et dont émergent un cri et trois sanglots. Tout à fait dans le même ton, la 481 entraîne dans une descente mélancolique, une saudade désespérée que ni la 32, ni la 69 ne viennent vraiment contredire. Dans l’ensemble, c’est le pathos qui domine, accentué comme il se doit d’une danse espagnole (193).
Que Scarlatti ait à voir avec la mélancolie, c’est un fait historique : il a eu affaire à des déprimes gravement pathologiques, celles des deux rois d’Espagne (dont l’un courait nu en hurlant, la nuit sans son palais) qu’il a vus se succéder sur le trône, même si son ami Farinelli parvint mieux que lui à les juguler. Mais Scarlatti est le plus léger, bondissant, improvisateur et imprévisible des musiciens baroques ; pourquoi cela n’est-il pas plus visible dans notre top ten ?
La réponse est d’une déroutante simplicité. Au sortir d’un XIXe siècle qui ignora largement Scarlatti, sa première grande interprète, la pianiste et claveciniste polonaise Wanda Landowska, jouait en concert la 9 dès 1902. En 1935, elle signait le premier disque entièrement consacré à Scarlatti, où l’on trouve la 159, la 193, la 380 et bien sûr la 32, sa sonate fétiche. En 1939, ce fut le tour des 141, 69, 492 et 481. Et la 87, direz-vous ? C’est la seule que Wanda n’ait pas enregistrée ; c’est du côté de Marcelle Meyer qu’il faut chercher, et de Clara Haskil qui la joua dans les années 1950.
Le pli était pris désormais, chaque interprète, sans doute par manque de temps, jouant les sonates jouées avant lui, ce qui n’est pas sans évoquer la célèbre affiche Ripolin. Le top ten reflète ainsi les goûts de la première interprète, qui a façonné une image de Scarlatti à laquelle ses successeurs — à quelques heureuses exceptions près — se croient tenus d’être fidèles. Quantité de sonates oubliées, comme des perles recouvertes de poussière, attendent celui ou celle qui viendra les faire reluire : la production de Scarlatti déborde de toutes parts le choix de Wanda, celle qui le ressuscita.
Les 2 sonates de la semaine
La plus ancienne 87 disponible sur Youtube est celle de Clara Haskil de 1950, mais celle d’Horowitz vaut aussi le détour. Et si vous tenez à verser une larme, écoutez-la à l’orgue, au saxophone ou à l’accordéon. Comme antidote à ce coup de blues, l’écoute de la 141, jouée prestissimo par Martha Argerich, qui devait avoir un train à prendre ce jour-là (et qui fait une fausse note vers la fin), est fortement conseillée. Domenico Scarlatti, virtuose mélancolique, se situe quelque part entre ces deux extrêmes.
Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes
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