En 1785, Kant publiait à Riga « Les Fondements de la métaphysique des mœurs ». Il remania son texte à plusieurs reprises et le livre connut en tout quatre éditions.
Alors que je passais mes vacances d’été à Jurmala, la station balnéaire de Riga, je fis la connaissance d’un jeune étudiant letton qui consacrait sa thèse de doctorat à ce qu’il appelait les hésitations du maître de Königsberg. Selon lui, Kant avait multiplié les éditions de ses Fondements parce qu’il ne parvenait pas à définir le rôle du plaisir dans la définition du souverain bien. La question qui taraudait Kant était de savoir si l’homme peut jouir par devoir comme le montre cet inédit que je dois à cet étudiant de pouvoir présenter au public.
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Bien que j’aie déjà traité du plaisir dans mon anthropologie, je ne l’ai cependant abordé que d’un point de vue empirique. J’ai pu alors montrer comment sa recherche rabaissait l’homme à un être dépourvu de dignité. Le plaisir des sens est en effet un plaisir intéressé où prédomine l’égoïsme. Mais est-ce nécessairement le cas ? La question se pose de savoir si nous pouvons poser la possibilité d’un plaisir pur dans le domaine de la morale.
Cela revient à se demander si la volonté bonne peut se donner comme objet la recherche du plaisir indépendamment de tout penchant ou de toute inclination sensible.
Épicure sans doute a tenté d’établir que le plaisir des sens constituait le souverain bien, mais son raisonnement confond ce qui relève de la simple nature, en tant que telle dépourvue de toute moralité objective, et ce qui appartient à la volonté autonome. Cette faute du reste a été commise par la plupart des philosophes qui ont toujours confondu les maximes du bonheur (impératif hypothétique) avec celle de la volonté bonne (impératif catégorique). Aristote, malgré la grandeur de son esprit, n’échappe pas à cette faute logique. Ses raisonnements en matière de moralité ne sont souvent que des sophismes.
La question, formulée dans le cadre d’une métaphysique des mœurs, peut donc s’énoncer de la manière suivante : à quelle condition la volonté rationnelle peut-elle vouloir le plaisir ? Ou encore le plaisir peut-il être une fin inconditionnée ? Peut-on jouir par devoir ?
Le principe suprême d’une morale dégagée de tout asservissement aux inclinations sensibles se trouve dans le respect de la loi morale, loi que la volonté découvre en elle-même (volonté autonome). Cette loi s’exprime d’abord sous la forme suivante : agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. Je ne peux pas raisonnablement vouloir mentir puisque cette maxime impliquerait que je veuille vivre dans un monde où le mensonge est une loi universelle. Ce qui non seulement serait un mal absolu mais aussi contraire à mes intérêts. Je ne peux pas vouloir qu’on me mente. Le mensonge ne peut donc en aucun cas posséder une valeur morale.
Si maintenant j’applique ce principe au plaisir, je dois admettre que je ne peux rechercher moralement un plaisir (maxime subjective de ma volonté) qu’à la condition que je puisse vouloir que tous les êtres raisonnables recherchent ce même plaisir. Le plaisir ne peut donc être posé comme but de la volonté que si je fais abstraction de mes propres inclinations ou de mes propres goûts.
Nous pouvons maintenant examiner d’une façon rationnelle si un homme peut moralement désirer une femme dans le but d’en retirer un certain plaisir (il s’agit du plaisir des sens). Outre que l’inclination est manifeste dans ce penchant, cette maxime de la volonté possède de plus la particularité de ne pouvoir être universalisable puisqu’elle exclut a priori une bonne moitié du genre humain (les femmes). L’homme en effet doit pénétrer la femme pour parvenir à ses fins mais la femme ne peut, pour des raisons techniques, pénétrer son partenaire. Ce que l’homme veut de la femme, celle-ci ne peut donc le vouloir de l’homme. En ce sens il faut reconnaître que le coït entre un homme et une femme est proprement immoral puisqu’il rabaisse la femme au rang d’un simple moyen au service du plaisir de l’homme. Or la loi morale exige que je traite la personne d’autrui toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. Dans le cadre d’une morale fondée sur des principes a priori, c’est-à-dire sur les seuls concepts de la raison pure, indépendamment de toute considération de ce qui appartient à la nature sensible de l’homme, il faut admettre qu’un homme ne peut pas vouloir aimer une femme sans faire preuve d’une volonté proprement perverse.
Il en va en revanche tout autrement pour le plaisir qu’un homme peut prendre avec un autre homme. La maxime subjective de la volonté (je veux pénétrer cet homme) peut alors sans difficulté être érigée en loi universelle (je veux vivre dans un monde où tous les hommes s’entre-pénètrent). D’un point de vue transcendantal, la sodomie peut donc être considérée comme un devoir et posée comme une fin inconditionnée. Chaque être est ici considéré comme une fin en soi. Si je désire sodomiser autrui, c’est parce que je veux, mieux j’exige qu’il me sodomise en retour. L’amour entre hommes peut donc seul être élevé au rang d’un devoir. La souffrance que le sujet éprouve lorsqu’il se fait sodomiser est l’occasion pour lui de prendre conscience de la dureté de la loi morale et montre enfin qu’il n’agit pas ici par inclination naturelle mais par pur respect du devoir.
Sans doute, ici comme ailleurs, ce principe pur heurte la sensibilité commune et choque la morale publique qui considère l’amour entre un homme et une femme comme une bonne chose. Mais, il faut encore le rappeler, la morale publique n’est la plupart du temps qu’une forme d’immoralité qui confond la recherche du bonheur avec le devoir d’une conduite réellement vertueuse. En aucun cas une loi de la nature sensible ne peut être érigée en principe moral. Ce n’est donc pas parce qu’il faut que l’homme et la femme s’accouplent afin de permettre à l’espèce de se perpétuer qu’il y a dans cet acte la moindre valeur morale. Le simple fait de la naturalité du coït hétérosexuel suffit d’ailleurs à le discréditer définitivement aux yeux d’une morale rationnelle. La nécessité ne possède aucune vertu. Et c’est même en se montrant capable de se hisser au-dessus de la nécessité que l’homme montre non seulement qu’il est un être supérieur (une créature raisonnable) mais qu’il découvre également sa liberté. Il y a bien une objection que l’on peut faire à ce principe. Si tous les hommes se conduisaient de façon vertueuse, l’humanité ne risquerait-elle pas de s’éteindre ? On peut répondre à cette objection en posant comme un Idéal de la raison pure pratique la procréation artificielle qui délivrera un jour les hommes et les femmes de l’oppression de la nature. Une telle technique doit contribuer au progrès de l’humanité. Sa découverte que je vois poindre à l’horizon nous fera entrer dans un siècle réellement éclairé.
Il reste à examiner le cas de la masturbation. Celle-ci peut, sous un certain rapport, être considérée comme moralement bonne puisqu’elle peut être érigée en loi universelle. J’ai d’ailleurs pu lire dans certains romans de notre époque que les femmes sont aussi bien capables que les hommes de se donner à elle-même un plaisir pur. Mieux elles peuvent, dans ce qui apparaît alors proche de la charité, masturber au choix un ou une partenaire et réciproquement, sans que, là encore, l’inclination ou le penchant subjectif ne vienne fausser la loi morale. Car il ne suffit pas qu’un acte soit fait en conformité à la loi morale, il faut encore qu’il soit fait pour la loi morale. Je remarque au passage que l’onanisme établit d’une façon presque parfaite l’égalité de toutes les créatures raisonnables, hommes ou femmes, car il suffit qu’un être doué de dignité conçoive qu’il doit se masturber pour qu’il le fasse.
Je ferais cependant une objection à la rigueur de cette loi morale, objection il est vrai davantage tirée des principes de l’expérience que des concepts purs de la raison. L’onanisme, d’ordinaire, éloigne les hommes : il est une activité solitaire. Je passe sur les situations moins fréquentes où il est pratiqué dans une communauté de créatures raisonnables. Or l’homme a tout à gagner à la fréquentation de ses semblables parce que ses facultés sont alors amenées à se développer de façon involontaire par la comparaison des différents talents. Resté seul, l’homme ne ressemble bien souvent qu’à une bête brute. Il faut donc admettre que les relations entre hommes sont préférables à la masturbation et considérer que la sodomie reste le premier impératif catégorique.
Enfin je me permettrai pour conclure de me référer à ma propre expérience. Depuis de nombreuses années, j’ai à mon service un fidèle valet dénommé Lampe. Il avait autrefois servi dans l’armée et acquis par l’exercice journalier de ses forces une vigueur remarquable. Mais il possédait également un sens exceptionnel du devoir qu’il avait développé dans cette société d’hommes qu’est la troupe militaire (j’excepte bien sûr les cantinières qui ne servent qu’à la popote). Or Lampe n’eut aucun mal à entrer dans mes vues le jour où je lui exposai ma métaphysique des mœurs. Le principe de la jouissance érigé en devoir inconditionné trouva un écho immédiat dans son entendement. Il se déshabilla sur le champ, me montra son fondement et m’invita à remplir mon devoir. Je fus surpris de la facilité avec laquelle je pus me conformer à la loi morale. En revanche lorsque je dus à mon tour me montrer vertueux, je compris à quel point ce qu’il faut faire peut être dur et difficile. Je poussai un râle et manquer de m’effondrer sous le premier coup de butoir de mon bon Lampe. Mais quand je sentis le foutre de mon valet, je pris conscience que seule la volonté bonne est capable de nous transformer en créatures réellement raisonnables (animal rationale).
Je crois, en toute humilité, que mon expérience peut servir de leçon aux hommes des générations à venir et leur apprendre que, s’ils doivent le faire, ils le peuvent.
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