On attend en gare de Chambéry, un TER qui ne viendra pas. On avait pris soin de garder dans le sac de voyage bleu dont on ne se sépare que rarement un article du Monde Diplomatique en date de mai 2016, pages 14 et 15, dans lequel Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art qui aime la danse, prend soin de nous informer sur le bon usage de l’insurrection. À lire alors qu’une “juste” colère nous gagne avant que les adversaires ne la retournent contre nous. À l’Espace Malraux, dont Chambéry, une des villes les plus endettées de France, devrait s’enorgueillir, tous réfléchissent aussi. Jouer, ne pas jouer ? Pour servir qui et quoi ? Déjà Debout la Nuit la plupart des nuits, ce qui les inscrit directement dans le mouvement, les quatre complices Anne–James Chaton, François Chaignaud, Phia Ménard, Nosfell, auxquels s’est ajouté Éric Didry et son précieux regard, débattent avec les équipes.
Nous, avec nos nuits debout dans les pattes, et ressassant ce vers de Racine “Et nous avons des nuits plus belles que vos jours”, nous savourons notre chance d’avoir vu le mercredi 27 avril Icônes, un quatuor présenté par l’Espace Malraux au Théâtre à l’italienne Charles Dullin. Oh ! Quel spectacle. Le Théâtre savoyard prend tout à coup des allures de cabaret vivant où le théâtre viendrait se joindre à la danse, à la poésie sonore, à la musique en direct, au chant. Une régalade. D’après le roman d’Anne-James Chaton, Elle regarde passer les gens (publié en janvier par Gallimard) que l’auteur a adapté pour la scène jusqu’à composer le texte de chansons pour Nosfell, chanteur, musicien rock et performer (il a eu raison), Icônes passe en revue sans hiérarchie les vies et œuvres de femmes qui ont marqué l’histoire et/ou nourri les magazines people. Ce “Elle” qui revient mieux qu’un leitmotiv, comme un appel, une énorme lettrine, donne le ton mais tout également le rythme et la sonorité. Lui-même en scène pour parler son texte, en catimini puis aussi rocker que Nosfell, Anne-James Chaton ne glorifie rien. Pas de mère courage, pas de passionaria, pas de starlette. Il décrit, sachant bien qu’ainsi il coupe court à toute idolâtrie.
Ainsi : “Elle est le 22 novembre 1963. Elle est au Texas. Elle est à Dallas. Elle est avec John. Elle est en voiture. Elle est vêtue d’un ensemble rose. Elle porte un chapeau tambourin. Elle salue la foule. Elle est dans une décapotable. Elle est dans une limousine. Elle est dans une Lincoln Continental bleu nuit. Elle roule. Elle est à l’angle d’Elm Street et de Houston Street. Elle passe devant la bibliothèque. Elle est maintenant sur Dealey Plaza. Elle entend un bruit de pétard. Elle se tourne vers John. Elle voit le sang. Elle prend son bras. Elle se penche sur lui, elle lui parle (…)”. On l’aura reconnue. D’autres sont plus difficiles à identifier et cela ne change rien à l’histoire d’elles, où se mêlent les célébrités. Jusqu’à Margaret Thatcher et ses mots de glace “sans alternative” auxquels l’auteur acteur tourne le dos, quittant la scène, laissant défiler son texte en voix off.
Que dire sur ce qui s’est déroulé auparavant ? Le début avec une Camille Claudel engluée dans sa glaise jusqu’à la folie fait surgir à partir de mouvements étudiés de tapis de sol un bronze qu’aucun commissaire-priseur n’oserait estimer car ici, on balaie le 20e siècle. Et l’on se retrouve même avec une statue mouvante futuriste qui renvoie aux arts primaires ou aux migrants d’aujourd’hui, qui s’éloigne, un énorme fardeau porté sur le haut de la tête. C’est Phia Ménard qui assure ce rôle sans visage mais terriblement sensuel.
L’autre diva, interprétée par François Chaignaud, surgit de rampes de lumière (superbe travail de création lumière d’Erik Houlier). Posée sur une barre de trapèze, la diva (Greta Garbo, Mata Hari, Oum Kalthoum…) chante et prend des poses avant de se renverser dans une danse libre. François Chaignaud, chorégraphe et danseur qui devient expert en vocalises, assure ces personnages dans une robe blanche hors pair réalisée par Maguelonne Jacquemond, issue de l’ENSATT de Lyon. L’interprète donne forme à ces figures oubliées, ravagées, travesti jusqu’au bout de ses ongles balinais.
Quant à Nosfell, il est le chant des sirènes et Ulysse qui se laisse prendre à sa propre voix, ne résistant pas à se laisser aller au texte de Anne-James Chaton. Le tout avec une composition plus qu’adéquate et des musiciens sur le pouce. Waouh.
Et nous-mêmes, dans nos fauteuils savoyards, nous sommes c’elle qui regarde passer les gens et les stars. Ce quatuor monté avec difficulté, compte tenu des occupations des quatre solistes qui le composent, est un ravissement, tenu par le texte d’Anne-James Chaton.
Marie-Christine Vernay
Danse
Prochaines dates : 10 et 11 mai 2016 à Mulhouse (La Filature), les 24 et 25 mai à Grenoble (MC2), le 15 juillet à Avignon (festival Contre Courant), en août au Festival d’Aurillac…
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