Les maisons d’édition indépendantes constituent un large pan de l’édition francophone. En interrogeant l’expérience de ces éditeurs et éditrices, délibéré enquête sur ce désir d’indépendance.
Ouvrir des chemins pour publier autrement, produire différemment de ce qu’impose la logique de rentabilité des gros diffuseurs, échapper aux dérives de la sur-programmation et à la valse des nouveautés sur les tables des librairies, c’est aussi inventer des solutions de diffusion solidaires. La période économique compliquée que traverse la publication indépendante depuis le début de la pandémie a fait naître l’envie de se réunir en collectifs, en allant à la rencontre du public sur le terrain. Deux exemples de démarches qui bousculent les postulats de la concurrence commerciale, prémices d’un nouveau monde éditorial ?
Les Désirables
Deux libraires, Alexis Argyroglo (Petite Égypte, Paris) et Natacha de la Simone (L’Atelier, Paris) déplorent l’invisibilisation des publications indépendantes pendant les mois de confinement obligeant les librairies à fermer et à ne plus fonctionner qu’à la commande. Empêchés d’assurer leur rôle de conseillers, les libraires vendent alors principalement les titres les plus médiatisés. Avec Véronique Yersin des éditions Macula, l’idée se dessine de fonder un collectif de librairies et de maisons d’édition indépendantes, associant aussi les auteurs, par « affinités électives ».
« Les Désirables sont issus d’un constat commun de dépossession libidinale : pas de contact avec les clients, pas de visite de représentants, pas de présentation publique, nous voulions réinjecter de la libido », raconte Alexis Argyroglo, qui ajoute : « Une forme de polyamour où on n’est pas possessif mais dans une forme de partage. » Les Désirables souhaitent rompre avec une certaine idée de la concurrence puisqu’il s’agit pour chaque membre du collectif (aujourd’hui quatorze maisons d’édition et quatre librairies) d’être en mesure de représenter le catalogue des autres. « Ce qui m’a motivé pour participer au collectif, c’est que ça ne prétende à rien d’autre que d’être une communauté d’affection, d’intérêt de sensibilité autour du livre et d’une manière de défendre le livre », explique Benoît Laureau des éditions de L’Ogre. Un réseau interprofessionnel se constitue dans l’espace francophone, liant des professionnels indépendants jusqu’au bout. « Dans les pratiques solidaires entre maisons indépendantes, il y a une vraie indépendance en acte, on est indépendant de son propre catalogue, de la défense de ses propre intérêts et ça ne va pas de soi. On construit une culture partagée d’événement en événement », remarque Alexis Argyroglo. Un positionnement qui va à rebours des habitudes, selon Benoît Laureau « Être éditeur, c’est singulier, c’est dominant, c’est un métier où on dit moi je décide que ça c’est bien. Il faut dépasser les egos, la dimension commerciale, pour retrouver chez les autres la curiosité qui nous mène à être éditeur. Un éditeur et un libraire sont les plus passionnés pour parler de littérature auprès du public. » Mettre de côté la concurrence au profit du commun, privilégier le long terme sur le coup éditorial, douce utopie ou révolution ? Benoît Laureau y croit : « En étant suffisamment nombreux nos goûts se complètent. Je suis convaincu que de ce collectif peut se dégager quelque chose de très démocratique. »
Les Enlivrantes
Quatre éditrices indépendantes empêchées de travailler pendant les confinements qui imposent l’annulation des différentes manifestations culturelles et des salons du livre mais aussi la fermeture des marchés aux commerces non-alimentaires, décident lors d’une réunion virtuelle de rassembler leurs forces dans un collectif. Dans ce contexte très particulier, Anne-Laure Brisac (Signes et Balises), Anne-Ségolène Estay (Le Laboratoire Existentiel), Emmanuelle Moysan (Le Soupirail) et Virginie Symaniec (Le Ver à Soie), fondent Les Enlivrantes. « Ça nous a fait un bien fou, ça nous a permis de garder la tête hors de l’eau pendant le confinement », se souvient Anne-Laure Brisac. « Avec le collectif, on est plus que la somme de quatre. C’est de l’entraide et de la mutualisation entre quatre éditrices qui ont la même façon de penser et d’agir. » Les éditrices échangent des informations, des ressources. « Par exemple, si nous cherchons un bon traducteur. Nous mutualisons nos contacts, le transport pour les manifestations. Nous prendrons une table au nom des Enlivrantes dans les salons où l’on se présentera en tant que groupement. » Outre le l’aspect coopératif qui permet une certaine réduction des coûts, le collectif est un lieu d’échanges intellectuels et de créativité. « Nous organisons aussi des événements en commun, dans les librairies ou les médiathèques comme à Royan en juin dernier où nous avons pu faire venir des auteurs. » Là encore, pas de concurrence. « Nos catalogues sont assez proches mais ne sont pas les mêmes. Nous sommes respectueuses et loyales les unes envers les autres, sinon ça ne marcherait pas. »
Juliette Keating
Indépendances
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