Etrange ambiance lors de la 38ème édition du festival Les Hivernales d’Avignon, organisée par le Centre de développement chorégraphique. Son directeur Emmanuel Serafini était absent, mis à pied le 6 décembre dernier avant licenciement le 11 janvier pour “fautes lourdes”. (1) Le bureau lui reproche notamment une mauvaise gestion, dont un déficit de 100 000 euros. Résultat brutal d’une crise en interne, notamment entre le directeur du CDC et le président de l’association Bernard Renoux, ce débarquement contre lequel Emmanuel Serafini s’insurge, pèse visiblement sur cette édition et sur l’équipe. En attendant l’avis des Prud’hommes, c’est du travail dont les jeunes compagnies invitées ont surtout traité dans leurs spectacles, un problème crucial qui ne donne pas lieu à un referendum mais qui pose de sérieuses questions, dont celle du revenu minimal pour tous.
Dans les trente années à venir, selon les données des experts de l’American Society For the Advancement of Science, réunis lors d’un meeting du 11 au 15 février dernier, les robots, notamment industriels effectueront la plupart des tâches des humains, ce qui devrait aboutir à un taux de chômage de plus de 50%. Voilà qui devrait réjouir la compagnie Dodescaden qui n’en peut plus et crie grâce. Laurence Maillot et Jeremy Demesmaeker, dans leur pièce Karoshi, Animal Laborans, tentent en vain de sortir du cauchemar de la productivité. Ce spectacle tonitruant, saturé de sons et d’images, est né de leur propre état d’épuisement, à la suite d’injonctions extérieures qui les contraignaient à tout faire en un temps record : résidences, création, etc. Ils ont alors pris le temps de réfléchir à cette course effrénée d’intermittents qu’ils sont, une course qui les amenait à “s’étranger à eux-mêmes jusqu’à un point limite de désagrégation, un course inutile vers l’absence de soi, vers une déshumanisation productiviste au détriment d’un ouvrage peut-être plus juste, celui de sa propre existence”.
Alors que le spectacle nous bombarde de sons et de lumières, jusqu’à nous étranger nous-mêmes, avec une danseuse robotique, un clown triste pas fait du tout pour les villes devenues parcs d’attraction et un homme de paille, jolie figure de carnaval, on est directement confronté à ce que vivent les interprètes hors scène. Alors que celle qui va devenir la clown distille les annonces de Pôle Emploi en proposant aux danseurs des jobs d’animateurs pour clubs de vacances, la danseuse tombe raide morte à force de se plier en quatre pour des chorégraphes fantaisistes et peu soucieux de l’interprète et l’homme de paille n’y pourra rien sinon la recouvrir. Si tout n’est pas équilibré dans cette pièce, notamment dans la gestion de l’espace trop confiné, elle a le mérite d’alerter sur l’état de corps soumis à des pressions qui n’ont d’autre fonction que de les éliminer.
Autre registre, plus léger, plus frais avec la compagnie Adéquate. Dans Job, Lucie Augeai et David Gernez décryptent non sans humour la condition du danseur-interprète. Selon les ambiances d’extraits musicaux bien choisis, qui vont de la boîte de nuit à la musique de ballet, les sept danseurs complices, sur un plateau nu, se livrent à mille jeux, en se moquant d’eux-mêmes, de leurs manies (le danseur est celui au monde qui s’habille et se déshabille le plus), de leurs défauts (jamais dans le rythme), de leur propension à créer de l’image inutile, faussement esthétique… Ils s’amusent beaucoup et nous aussi, surtout lorsqu’ils passent en revue décalée les exercices d’improvisation chers à nombre de chorégraphes. Ils tiennent le plateau, ils tiennent la route, ils suent comme il convient, ils passent de la technique classique aux danses libres des dancings, ils mettent du cœur à l’ouvrage… Bref, nul doute qu’ils aient le job ! Ce ne pourrait n’être qu’amusement, divertissement anodin mais le groupe a la capacité à lâcher prise et à se laisser gagner par une danse collective où tout reprend sens: le plaisir de bouger ensemble sans se soucier du paraître ou de la place de chacun.
Marie-Christine Vernay
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