Ailleurs, partout est un film singulier, fascinant d’abord parce qu’il déroute, déjoue les attentes associées au documentaire sur la migration. Combien de récits, de photographies, de films a-t-on déjà lus et vus sur le sujet toujours d’une actualité douloureuse, qui ont construit une panoplie de motifs usés avec le temps et la récurrence des drames que vivent les étrangers et les étrangères fuyant leur pays en quête d’une meilleure vie ailleurs ? Ici, c’est tout autre chose que les réalisatrices Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter nous donnent à voir, à entendre mais aussi à penser.
Le choix est osé et radical : celui de prélever des images de caméras de vidéo-surveillance et de live-cams disponibles sur internet. Et dans ces prélèvements, ne choisir que les moments décevant encore les attendus. Nul fait-divers, accident, bagarre, braquage, rien ne se passe qui constitue la prétendue raison d’être de ces systèmes électroniques du contrôle mondialisé. Les caméras enregistrent en plongée, et pour une mémoire de quelques heures, le vide ordinaire d’un coin de rues, d’un fast-food ou d’une boutique sans client, le va-et-vient des consommateurs sur le parking d’un centre commercial, des images semblables, à la définition aléatoire, les mêmes ou presque partout dans le monde. Pourtant, ces caméras qui filment tels des yeux aveugles ne parviennent pas à déshumaniser ceux et celles qui traversent les images. La dextérité du montage opéré par Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter parvient à construire du beau avec la laideur de ces captations ineptes par de mauvaises caméras, et à faire sens avec le néant désespérant du mode de vie urbain contemporain.
Symphonie
Accompagnant ces images réduites parfois à des lueurs pixelisées clignotant dans une bouillie de gris, signes élémentaires que l’on parvient pourtant à décrypter, un phare à l’horizon, des véhicules glissant sur la chaussée plongée dans la nuit, un bâtiment qu’on ne peut identifier à cause des gouttes de pluie glissant sur la lentille, le son agit comme un révélateur.
La musique lie et rythme l’ensemble, fait du film une symphonie, avec différentes ambiances, différents mouvements accompagnant le déroulé du montage. Les voix confèrent une profondeur, une densité à la labilité superficielle des images machinalement enregistrées par les webcams. Une voix surtout, celle de Shahin Parsa, jeune homme né dans une province iranienne, qui a réussi à traverser les frontières et se trouve au bout (provisoire?) de son voyage, dans l’Angleterre tant désirée mais dans l’ennui absurde de l’attente de sa régularisation. Shahin et sa volonté de voyager, de voir le monde, ses désirs d’expérimenter et de connaître qui s’émoussent confrontés à une réalité décevante, celle précisément que montrent les caméras de surveillance, porte ce film qui lui est consacré. On écoute attentivement la belle voix de Shahin répondant aux questions du service de l’immigration, parlant au téléphone avec sa mère encore au pays, on lit sur l’écran les discussions en chat entre Shahin et les réalisatrices, on entend par la voix de Vivianne Perelmuter le récit elliptique de leur rencontre dans un camp en Grèce.
Plus encore qu’un documentaire sur la migration et l’exil, Ailleurs, partout, est aussi une réflexion sur la jeunesse. Qu’est-ce qu’avoir vingt ans aujourd’hui dans ce monde de contrôle dans lequel des obstacles sont dressés partout, empêchant la jeunesse d’être ce qu’elle est : curieuse, inventive, ouverte, bousculante ?
Initiation
Qu’est-ce qu’avoir vingt ans aujourd’hui, dans ce monde précarisé où l’avenir se dessine sous le triste tableau de petits boulots sans intérêt, mal payés, ces emplois désespérants dont la jeunesse immigrée constitue souvent la main d’œuvre surexploitée, avoir vingt ans dans l’ennui généralisé que révèlent les caméras de surveillance ? Si le monde entier s’offre au rêve depuis chez soi en surfant simplement sur internet, le monde expérimenté dans les déplacements, lors des voyages empêchés que les jeunes poursuivent malgré tous les obstacles, a la rudesse des épreuves qui font les récits d’initiation mais avec le terre-à-terre des démarches administratives labyrinthiques et déceptives. Ce monde faussement ouvert, faussement accessible, laisse circuler marchandises et valeurs, mais bloque une certaine jeunesse en quête d’ailleurs, l’enferme partout dans la solitude et dans une sorte de salle d’attente où le temps s’allonge indéfiniment. Shahin comme tant d’autres jeunes avec lui se demande quand sa vie va enfin pouvoir commencer.
Ailleurs, partout est un film précieux par le regard différent que Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter portent sur l’exil, par son esthétique particulière qui met à mal les stéréotypes associés aux documentaires sur les migrations, par l’amitié et le respect que se vouent le jeune Iranien et les réalisatrices dont rien ne pouvait prédire la rencontre sinon le voyage qui entraîne toute une jeunesse du Sud vers le mirage du Nord, par la présence si forte de Shahin, de sa voix que l’on emporte, que l’on garde longtemps en soi.
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