On attendait beaucoup de cette affiche mineure de l’Euro 2016 qui opposait l’Albanie, nouvelle venue dans la compétition, à la Suisse, équipe à tendance bi (binationale, avec dans ses rangs six joueurs helvético-albanais). Autant le dire tout de suite, dans ce mini-derby chargé d’affects politiques migratoires, que d’aucuns ont malicieusement nommé Albanie B vs Albanie A, on était quand même davantage supporteur de l’équipe officielle d’Albanie, short blanc maillot rouge (oui, nous ne sommes point neutres, comme les Suisses, fort vantards lors de la dernière coupe du monde avant d’affronter les Bleus, qui leur avait copieusement passé cinq buts – on en rigole encore).
La journée avait fort mal commencé pour moi qui escomptais mater le match avec un vieux pote originaire de Tirana : je l’appelle sur le coup de midi, il décroche, m’apprend qu’il est à Rome, en convalescence avec sa nana, où on l’a opéré du pénis (lui, pas sa nana). Je lui souhaite bonne chance et lui dit que si l’Albanie gagne, il récupérera plus vite. Il me dit : “Vieux fou”, et je pense : “Il n’a pas tort, c’est aujourd’hui la mad pride à Paris”.
À Lens, le stade Bollaert est chaud bouillant, avec 20 000 supporteurs albanais du monde entier descendus chez les chtis pour l’occasion. La couleur thématique est le rouge dans le tunnel qui mène au terrain et, très belle image, les membres des deux équipes s’étreignent allègrement avant d’en découdre (ils sont binationaux, on vous a prévenu, et donc s’embrassent). Je demande à Gjin, le patron du Mauri7, le seul bar albanais de Paris sis rue du Faubourg-Saint-Denis dans le Xème arrondissement, d’augmenter le son. Il pose son cigare dans le cendrier et s’exécute, puis me fait remarquer que par le hasard des choses, le drapeau albanais, aigle noir à deux têtes sur fond rouge, est pile dans l’axe de la porte d’entrée, encadré par les drapeaux islandais et ukrainiens. “J’aime la géographie et l’histoire”, dit-il fièrement. Et moi j’aime les gens qui font la géographie et l’histoire. À ma droite il y a Oki, un Albanais de Macédoine qui met pour la première fois les pieds en France à l’occasion de l’Euro, Ilias, un Albanais du Kosovo qui bosse dans le bâtiment, et Isa, un Albanais de Turquie qui opère avec lui. Les trois le disent : “On va gagner la coupe !”, et d’ailleurs cela semble à peu près certain, surtout quand au bout de la quatrième minute, Berisha, le goal de l’Albanie (et de la Lazio de Rome), rate sa sortie dans les airs (il a dû voir une belle Lensoise à portée de gants) et prend cher sur un coup de tête de Schär (1-0).
Silence de cathédrale au Mauri7. Je me mets à redoubler d’affection pour l’Albanie, pays à l’histoire tragique où le sport national, outre le football, est la lutte, et qui a eu la bonne idée de choisir comme camp d’entraînement Perros-Guirec, cité balnéaire bretonne où la Vittel est proscrite. Albaniaaaaaaa !
Tout le monde y croit encore mollement jusqu’à la 36ème, lorsque le capitaine albanais Lorik Cana (passé par le PSG, l’OM et le FC Nantes), qui a déjà écopé d’un carton jaune pour un tacle hardcore à la 22ème, glisse près de sa surface de réparation et bloque volontairement le ballon de la main pour éviter le but : dehors mon garçon, tu ne joueras pas au vélodrome mercredi face à la France (et ne le reverras sûrement plus jamais de ta carrière)… Menée d’un but, jouant à dix contre onze et désormais privée de son expérimenté capitaine, la vaillante mais limitée équipe d’Albanie semble impuissante sur la pelouse, même si les Suisses jouent franchement comme des horlogers dépressifs (on sortira du lot le latéral Rodríguez, l’attaquant star Shaqiri, et le gardien Sommer, décisif). À la mi-temps, la diaspora des Balkans pronostique un optimiste 1-1. “Les Suisses ont acheté le match”, persifle Oki avec un accent français à couper au couteau.
En attendant, je n’ai guère envie qu’on joue la première place du groupe contre la Nati. Pour me changer les idées j’appelle mon ami albanais à Rome et lui dis : “1-0… ça va ton pénis ?” Il me dit : “Déconne pas Fredo, c’est pas drôle, heureusement que ma femme me soutient.” Je pouffe, raccroche, décide de joindre un vieux copain suisse, Jean-Luc Godard. Je tombe sur sa femme qui m’explique qu’il est déçu par son équipe, malgré son inclinaison binationale pro intégration européenne hors CE. Vous suivez ? Il ne peut me parler puisqu’il prend un bain. Bon.
Bis repetita pour la seconde période, les Suisses, et singulièrement leur 9 Seferovic, se heurtent inlassablement à Berisha, qui sauve les meubles, mais trop tard, puisqu’il les a déjà bradés en début de match.
Soudain je crois reconnaître un supporteur suisse dans les tribunes… Jérôme Cahuzac !
Le match s’emballe mais stérilement et laissera des regrets éternels aux Albanais à la 86ème sur un gâchis de Gashi seul face à Sommer. 1-0 pour la Suisse score final : on eût franchement pu espérer mieux pour la formation de Giovanni de Biasi (oui, Giovanni, pas Pierre-Marc, le pape de la génétique textuelle spécialiste de Flaubert). Le milieu Taulant Xhaka, albano-suisse jouant pour l’Albanie, doit être bien triste aujourd’hui, à l’inverse de son frère Granit, joueur suisse d’origine albanaise, qui lui doit être soulagé pour la suite de la compétition de sa décevante formation. Quant à mon ami albanais opéré du pénis, sa situation risque d’empirer après le France-Albanie de mercredi.
Frédéric Ciriez
Frédéric Ciriez est auteur aux éditions Verticales : Des Néons sous la mer (2008), Mélo (2013), Je suis capable de tout (2016). Il a également publié une novella sur le football, Femmes fumigènes (NRF, 2010), reprise dans Décalages, un ouvrage collectif sur les cultures populaires dans le foot (coédition Salto et Myths, 2016) dans lequel il cosigne également une histoire du Red Star.
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