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Allemagne-Italie : de l’importance du gardien de but pour déjouer la mort
| 03 Juil 2016

Après la séance d’hypnose de jeudi (Pologne-Portugal) et la superbe fête des Gallois dansant sur les rêves de la génération dorée belge vendredi, ce samedi soir devait être une kermesse de début d’été. Voici qu’arrivait Allemagne-Italie, une affiche pleine d’Histoire et d’étoiles, en un 2 juillet qui était un jour de “Marche des Fiertés”.

Ce ne fut pas une kermesse du beau jeu, mais ce fut une sacrée dramaturgie. Et, niveau jeu, pile entre la purge de jeudi et la fête du lendemain. On a eu la talonnade de Mario Gomez à la 68ème, dos au but, magistralement détournée par un Gianluigi Buffon impeccable. On a eu la tchatche et les numéros comiques d’un Thomas Müller dont on peine parfois à croire qu’il est Allemand tellement il joue bien à l’Italien. On a eu droit à une BBBC (Buffon / Barzagli / Bonucci / Chiellini) des grands soirs : ces quatre hommes jouent ensemble à la Juventus, ils forment la défense mais ils sont avant tout une garantie, on irait se planquer dans leur cage après un casse que personne ne pourrait nous en déloger. Il y avait un Mesut Özil qui avait envie de jouer et de donner de l’air à son pays, à tel point qu’il ouvrit le score à la 65ème. Il y avait ce 3-5-2 allemand qui, s’il n’est pas leur schéma, promettait du jeu car il répondait à la tactique italienne. Ces derniers avait des attaquants (Eder et Pellè) au front, capables de défendre, récupérer, attaquer. Il y a eu quinze premières minutes de jeu bloqué (par l’enjeu et le prestige d’une finale avant la lettre), avant un match vivant où tout passa toujours par l’axe. Quand Bonucci égalisa sur pénalty à la 78ème, on savait que ça irait au bout.

Pourquoi ?

Parce que Buffon et Neuer sont les plus grands joueurs de ces équipes, et qu’on voulait les voir faire durer le plaisir. On voulait une séance de tirs aux buts. Mais une séance qui durerait des jours et des nuits. Car on voulait que Buffon, plus beau gardien de but du monde du XXIème siècle, suspende le temps, ne quitte pas l’Euro, ne quitte pas la France. Parce qu’on voulait qu’il chante tous les chants du monde avec la même force qu’il chante son hymne. Parce que, quand il passe son bras sur l’épaule de son coéquipier, entonnant Fratelli d’Italia, ce n’est pas un homme qu’il enlace, mais le cœur d’un stade et d’un monde qu’il embarque. Parce que Neuer, avec son style plus brouillon mais tant plus fantasque, demeure le premier gardien de but allemand qui soit armé d’une fantaisie que Schumacher, Kahn, Maier n’avaient pas et n’auront jamais. Parce qu’en fait, on aurait voulu qu’ils ne disputent les tirs aux buts que tous les deux.

Tous les autres joueurs ont bien joué, à des degrés divers. Mais tous les autres joueurs étaient cramés. Ce match sentait la fatigue (et nous a, quand même, parfois fatigués d’ennui). Neuer et Buffon auraient joué tout l’été qu’ils n’auraient pas été fatigués.

On a eu la séance de tirs aux buts, et on a bien cru que le temps serait suffisamment étiré pour nous offrir un tel été.

Il s’en est fallu de peu.

Le plus prompt des deux gardiens a été l’Allemand. “Gigi” Buffon, le meilleur gardien de but du monde du XXIème siècle, a fini la soirée en larmes. C’est Hector, le latéral gauche allemand, qui a marqué le but vainqueur, sur le… neuvième tir de son équipe. Auparavant, les échecs des tireurs s’étaient accumulés : Zaza, Pellè, Bonucci et Damian pour l’Italie, Müller, Özil et Schweinsteiger pour l’Allemagne.

Six tirs aux buts à cinq : pour la toute première fois, l’Allemagne éliminait l’Italie, après huit rencontres perdues face à eux en tournoi majeur, trois éliminations en Coupe du monde (demi-finales 1970 et 2006, finale 1982) et une à l’Euro (demi-finale en 2012).

À présent que vous connaissez le déroulé du match, il est temps d’avouer la vraie raison. Car on savait bien, si on connaît le foot, que cette finale avant la lettre arrivait trop tôt dans l’Euro, que l’enjeu allait tuer le jeu. Pourquoi, même s’il fut bien plus emmerdant que souhaité, on ne voulait pas qu’il s’arrête. C’est une question de contexte. Pas joyeux. Vingt-quatre heures avant, on avait appris la mort du poète Yves Bonnefoy. Une heure avant, la mort de Michel Rocard, cet homme qui n’avait été que Premier ministre (1988-91) et qui aurait dû être Président, gauche réformiste mais gauche non libérale quand même, socialiste à la vie à la mort qui dut s’imposer devant ses propres amis. Le match avait commencé depuis dix minutes qu’on apprenait la disparition d’Elie Wiesel, prix Nobel de la Paix 1986, écrivain et rescapé des camps nazis. Quelques minutes après, encore, c’est le cinéaste américain Michael Cimino, celui de Voyage au bout de l’enfer et des Portes du paradis (entre autres), dont on avait confirmation du décès.

Putain de week-end. De ceux qui, par ces figures qui partent, vous ramènent à votre enfance ou votre jeunesse, quand d’autres êtres plus proches étaient partis. Lesquels, aujourd’hui, vous habitent même quand vous pensez être seuls en lisant un livre ou en regardant un match.

Ce 2 juillet 2016 au soir, Allemagne-Italie, avant d’être un grand match de football, devait suspendre le temps. Il devait aller aux tirs aux buts. Il y a été.

Il nous a rappelé 1982, 2006.

Ce fut un beau moment parce que, sans être d’anthologie, il fut digne de l’Histoire, et de ce qui s’était produit ce soir. En un week-end où de tels hommes avaient donné leur ultime souffle, quatre individus et quatre hautes idées des idées, de la civilisation, de l’Europe, des Droits de l’Homme et de la puissance du vivant, cette partie-là, mémorielle, n’était pas gagnée d’avance.

Il devait montrer que le football est un jeu, et qu’il est la vie. Comme l’ont montré les joueurs italiens, quand il fallut observer une minute d’applaudissements en mémoire des victimes de l’attentat d’Istanbul, parmi lesquelles des Italiens justement.

Ce match devait ne pas avoir de vainqueur, juste un qualifié pour la vitrine et pour la suite de la compétition. Nous avons eu ça, qui allège un peu, mais c’est déjà ça, le poids de nos larmes. Comme la poésie, comme la vraie politique des utopies, comme le cinéma, le football montre qu’on n’a la vie qu’en plus de la mort.

En littérature, en sport, en amour, en désirs, en tout ce qui fait bander la vie et en toute chose, la vie on la veut pour toujours.

Le football, c’est le côté clair de la Force.

Le football c’est la vie.

Hubert Artus

Hubert Artus, journaliste littéraire (Lire) et Culture / Société (Marianne), anime le blog Le Pop Corner sur l’express.fr. Il est également l’auteur de Galaxie Foot (Éditions Points), et de la préface du recueil La littérature marque des buts (Folio 2016).

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