Sur scène, trois comédiennes jouent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot (directeur de la compagnie Man Haast et, depuis le mois de janvier, du Centre dramatique national Besançon Franche-Comté).
Elles sont là, face au public, la mère (Dominique Hollier) et ses deux filles (Lena Garrel et Aude Rouanet), quelque part dans une ferme au fin fond de l’Australie, ou ailleurs. Le père n’est pas là mais il est omniprésent. Il est mort. Elles l’ont tué. On dirait même qu’il l’a bien mérité: « Avec une balle dans le cou ta tête de crétin a l’air bien mieux qu’avant. » Le ton est donné. Mais il va bien falloir en faire quelque chose, de ce cadavre encombrant, de ce mort qui sent mauvais. Surtout que le voisinage s’empresse pour prendre des nouvelles de l’absent. À trois, elles vont tenter de s’en débarrasser. Et, ce faisant, elles nous embarquent dans le récit de leur calvaire et de leur libération.
Dominique Hollier, qui interprète sur scène le rôle de la mère, a aussi traduit la pièce. Ce qui ne fut sans doute pas une mince affaire. Elle s’en entretient ici avec nous.
Entretien avec Dominique Hollier
Dans cette mise en scène de L’arbre à sang, vous jouez vous-même le rôle de la mère, l’un des trois personnages de la pièce. Est-ce la première fois que vous interprétez sur scène un personnage d’une pièce que vous avez traduite?
Non, cela m’est arrivé trois fois, mais à chaque fois, ce n’était pas prévu au départ. Pour Mon lit en zinc (1) de David Hare, je savais que Laurent Terzieff, avec qui j’ai eu un long compagnonnage, avait une autre actrice en tête. Je lui ai juste dit: « Tu feras ce que tu voudras, bien sûr, mais si je ne te dis pas que j’ai envie de le jouer je suis la dernière des connes! »
Ensuite, il y a eu La Carte du Temps (2) de Naomi Wallace: une jeune comédienne était prévue, mais elle a eu un empêchement de dernière minute pour une lecture publique, alors le metteur en scène, Roland Timsit, m’a demandé si je voulais bien dépanner pour la lecture… et j’ai fini par jouer le rôle!
L’Arbre à sang est la troisième, et je peux dire que Tommy Milliot me fait ici un beau cadeau!
Comment le processus de traduction a-t-il été mené: avez-vous remis au metteur en scène une version « définitive » du texte? Certains choix de traduction ont-ils été affinés pendant le travail de plateau?
La pièce, compte tenu de sa difficulté, a demandé beaucoup de temps et de travail, une publication aux éditions Théâtrales était prévue également. Donc, oui, j’ai fourni un texte très travaillé, quasi définitif – je pense qu’une traduction n’est jamais achevée tant qu’elle n’est pas jouée. Il y a eu quelques petits ajustements pour clarifier. Par exemple, la langue étant très elliptique et les pronoms quasi absents, cela impose à la traductrice de faire des choix, lesquels, parfois, à l’épreuve du plateau, se sont avérés n’être pas les bons. Ou bien un mot limpide pour moi ne l’était pas pour mes partenaires, nous avons donc trouvé mieux!
La langue d’Angus Cerini représente un sacré défi de traduction. Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous avez été confrontée pour traduire L’Arbre à sang?
La langue d’Angus Cerini regroupe en une seule pièce à peu près toutes les difficultés que j’ai pu croiser dans l’ensemble des pièces que j’ai traduites! Il y a d’abord – et c’est un défi très savoureux – une profusion de rimes, d’allitérations, d’assonances; le rythme est très soutenu, avec des mots brefs et qui sonnent et qui n’ont pas d’équivalent du même ordre en français. Angus Cerini écrit à l’oreille: c’est souvent le son qui crée du sens. Pour certaines répliques, j’avais beau connaître tous les mots, la phrase ne faisait pas sens, sauf à l’entendre – il fallait donc oublier les mots, repérer l’effet produit en version originale et tâcher de restituer un effet proche avec des sons différents, dans un assemblage qui heurte le moins possible la structure de la langue, la nôtre étant nettement moins malléable.
Il fallait enfin trouver un parler rural qui ne soit pas une caricature, qui ne fasse pas passer ces trois femmes pour des simplettes, et qui soit autant que possible aussi poétique que l’original, tout en gardant une langue rude, crue et dure. Là encore, malmener la langue sans l’appauvrir.
Vous avez écrit, à propos de votre façon de traduire: « Je me cale sur le souffle du texte, et celui-ci demande à être traduit de manière à laisser sa part d’interprétation à l’acteur, au metteur en scène, à créer du possible, à ouvrir des champs au lieu de coller à une intention déjà choisie. » Est-ce à dire que, quand vous traduisez, vous oubliez la comédienne que vous êtes?
Au contraire! Je dirais même qu’en traduisant j’ai la satisfaction ou l’illusion de jouer tous les rôles… disons que ma démarche de traductrice est la même que celle d’actrice, c’est le même processus: passer le texte à la moulinette et le restituer, soit avec les mots de ma langue, soit avec mon corps, ma voix, mon être. En tant que comédienne j’aime aussi avoir le choix, et que ces choix puissent s’affiner et évoluer, parfois changer du tout au tout. J’essaye donc, lorsqu’une pluralité d’interprétations est sensible dans l’original, de ne pas restreindre à la première interprétation qui se présente à moi, mais de laisser du champ. Lorsqu’il y a polysémie, nuances, parfois mêmes interprétations potentiellement contradictoires, les différents choix faits par l’acteur au fil des répétitions ne se contredisent pas forcément mais s’additionnent, et le jeu s’en trouve enrichi. Si on ferme et restreint les sens pour contraindre l’acteur dans la direction que nous avons choisie ou qui nous semble évidente (et qui n’est pas toujours la bonne), on se prive, me semble-t-il, de densité et de profondeur.
Et puis le merveilleux du théâtre, c’est aussi de n’être pas une création solitaire, que chaque regard contribue à l’édifice final: celui de l’auteur bien sûr, puis du traducteur, puis du metteur en scène, puis des acteurs, puis du spectateur, qui dans un monde parfait se nourrissent tous les uns des autres et les uns les autres. Je me souviens d’une discussion avec un acteur qui avait « retraduit » certaines répliques: je lui ai fait remarquer que le choix qu’il faisait l’obligeait à jouer la phrase avec telle intention (celle qu’il avait en tête au départ), et qu’il se privait donc en amont des répétitions d’en explorer d’autres que lui ouvraient ma version. Au bout du compte, il a joué tel qu’écrit et dans une couleur toute différente de celle qu’il avait imaginée au départ – chose qui n’aurait pas pu être si l’on avait opté pour sa version. C’est cela que je veux dire quand je parle de laisser les portes ouvertes. Cela dit, j’ai tendance à faire confiance aux acteurs: quand ils pointent quelque chose, c’est souvent qu’on peut trouver mieux!
Dominique Hollier
Propos recueillis par Christilla Vasserot
(1) Mon lit en zinc de David Hare, traduction de Dominique Hollier, mise en scène de Laurent Terzieff, créée au Théâtre des Champs-Élysées en 2006. Le texte de la pièce a été publié dans la revue L’Avant-Scène Théâtre, nº1203, 12 mai 2006.
(2) La Carte du temps de Naomi Wallace, traduction de Dominique Hollier, mise en scène de Roland Timsit, créée au Théâtre des Halles à Avignon en 2013. Le texte de la pièce est publié aux éditions Théâtrales.
Le texte de la pièce L’Arbre à sang, d’Angus Cerini, traduit de l’anglais (Australie) par Dominique Hollier, est publié aux Éditions Théâtrales.
À lire également, Wonnangata, d’Angus Cerini, traduit par Dominique Hollier. Ces deux pièces ont été traduites avec le soutien de la Maison Antoine Vitez – Centre international de la Traduction théâtrale.
L’arbre à sang, d’Angus Cerini, mise en scène de Tommy Milliot / Cie Man Haast, avec Lena Garrel, Dominique Hollier et Aude Rouanet, aux Plateaux sauvages (5 Rue des Plâtrières – 75020 Paris), du 25 septembre au 5 octobre à 19h, samedi à 16h30, relâche le dimanche. Tarification responsable (de 5 à 20 euros) sur réservation.
Prochaines dates: le 7 octobre au Théâtre de l’Archevêché, à Aix-en-Provence, dans le cadre du festival Actoral. Du 2 au 10 février 2024 au Cent Quatre à Paris.
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