Tiago Rodrigues, metteur en scène et acteur portugais né en 1977, dont la trajectoire théâtrale est passée par Anvers, où il a travaillé plusieurs années avec le groupe Tg Stan, a baptisé sa compagnie Mundo Perfeito. Antoine et Cléopâtre, le spectacle qu’il présente salle Benoît-XII, est en harmonie avec ce nom : il est rare de sortir d’un théâtre avec la sensation que ce qui est montré est la traduction parfaite du projet initial.
Il y a quatre ans, dans la même salle Benoît-XII, Pascal Rambert faisait un triomphe avec Clôture de l’amour, mise en scène en deux actes -ou plutôt deux rounds- d’une rupture amoureuse dévastatrice. C’est l’histoire d’un lien pas moins dévastateur que Tiago Rodrigues donne à entendre. Dans la pièce de Rambert, Stanislas Nordey et Audrey Bonnet fonçaient, à la suite de l’auteur, dans l’excès et la surenchère ; Sofia Dias et Vítor Roriz, les deux interprètes d’Antoine et Cléopâtre, opèrent aux antipodes, dans l’intériorisation et le dépouillement. Pour les spectateurs, la séduction est moins immédiate mais peut se révéler plus durable.
Pour écrire son Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues est parti de Shakespeare, et même, dit-il, de la traduction en français de Jean-Michel Déprats, dont il a retraduit plusieurs répliques en portugais. Mais de Shakespeare, il ne garde que les deux héros obsédés l’un par l’autre. Et son propre texte est influencé par d’autres sources, ainsi le film de Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. Mais aussi Plutarque, dont il cite ces mots qui sonnent comme une déclaration d’intentions : “À ce moment, Antoine montra qu’il n’usait pour diriger sa conduite ni du raisonnement d’un chef, ni de celui d’un homme, ni, en un mot, de son propre raisonnement, mais, illustrant le mot d’un auteur selon qui ‘l’âme d’un amant vit dans un corps étranger’, il fut entraîné par cette femme, comme s’il ne faisait qu’un avec elle et était obligé de suivre tous ses mouvements”.
Faire vivre l’âme de l’un dans le corps de l’autre, c’est très exactement ce que réalisent sur scène Sofia Dias et Vítor Roriz, dans un récit presque entièrement à la troisième personne du singulier où “il” est “elle” et réciproquement. “Antoine expire, Cléopâtre expire, Antoine inspire, Cléopâtre inspire”. La phrase, qui compte plusieurs variantes (“Antoine expire, Cléopâtre inspire”, etc), est l’un des leitmotiv d’un texte où la répétition obessionnelle est affaire de musique autant que de sentiments, une pulsation sans fin où le “elle l’aime, dit-il” répond au “il l’aime, dit-elle”, jusqu’à épuisement. Danseurs tous les deux, Sofia Dias et Vítor Roriz ont une intelligence gestuelle à rebours de l’anecdote et de l’illustration. Ils ne se touchent pas, laissent les mouvements en suspens, suggèrent, comme si seule la douceur des corps pouvait rendre compte de la violence qui les habite. Et le ventre arrondi de Sofia Dias, enceinte de plusieurs mois, donne bien la mesure du paradoxe : elle semble encore plus légère. À l’image d’un spectacle dont la tension et l’harmonie sidèrent.
René Solis
Antoine et Cléopâtre, mise en scène de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon, jusqu’au 18 juillet 2015 à 18h à la salle Benoît-XII. Spectacle en portugais surtitré en français (surtitrage: Rita Mendes).
Rencontre avec Tiago Rodrigues le 15 juillet 2015 à 17h30 au site Louis Pasteur de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse (entrée libre).
[Mise à jour de l’article :]
Le spectacle Antoine et Cléopâtre sera à nouveau programmé au Théâtre de la Bastille (Paris) du 14 septembre au 8 octobre 2016.
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