La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

| 09 Sep 2017

S’il vous manque une case… Classiques incontournables, perles méconnues, succès d’estime ou commerciaux, collectés au gré de nos humeurs et de notre errance au sein du “neuvième art”.

Les vacances étant terminées, avant de reprendre des chroniques plus centrées sur des œuvres particulières, il m’a semblé nécessaire de conclure cette série estivale en abordant la question de la politique sous l’angle de sa lecture animalière, car les bandes dessinées en font un usage courant, bien qu’il ne leur soit pas propre. Comme chacun sait, les incontournables Fables de La Fontaine (1668-1694), inspirées d’Ésope, utilisent les animaux en vue d’une didactique [1], produisant une œuvre qui n’est pas seulement un traité de morale, mais aussi un véritable manifeste de philosophie politique, destiné à éduquer le fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche, qui ne régnera cependant jamais.

L’usage d’animaux peut permettre de partiellement neutraliser la singularité des personnages, en donnant aux situations évoquées une portée bien plus grande. En effet, parce que les figures animales sont moins dissemblables que celles des hommes, les histoires qui leur adviennent ne sont plus alors seulement des évènements vécus par des individus particuliers : ce sont principalement des relations qui sont ainsi mises en évidence, engageant l’humanité dans son ensemble et revêtant alors une signification universelle. En présentant, à partir du témoignage de son père, les tragédies vécues par des familles juives durant la Seconde Guerre mondiale sous la forme d’histoires de souris (« maus » en allemand), tandis que les nazis sont représentés en chats, Art Spiegelman réalise dans les deux tomes de son Maus [2] une fable terrible, qui est avant tout celle de la vie humaine dans sa totalité. Bien loin de Mickey, les souris de Maus sont investies d’une charge symbolique tragique, assurant une empathie du lecteur confronté à des personnages qui sont avant tout des figurations de la faiblesse dans ses rapports inégaux avec à la force brute et gratuite, proposant une lecture personnelle et poignante de la Shoah.

Maus © Art Spiegelman

Les possibilités offertes par les symboles animaux donnent une expression nouvelle au propos politique, lui permettant aussi de déployer un horizon utopique, dans lequel l’organisation de sociétés animales imaginaires se donne comme un idéal à atteindre. Les récits utopiques, qu’il s’agisse de l’âge d’or d’Hésiode, de l’Utopie de Thomas More (1516) ou encore de la Cité du soleil de Campanella (1604), cherchent à peindre une société parfaite idéalisée, un monde-miroir du nôtre qui devrait être pris en modèle. En son sens propre, le récit utopique vise à permettre une imitation destinée à engendrer une société parfaite, néanmoins toutes les utopies, par exemple celle de la République platonicienne, ne posent pas le problème de la réalisation et se contentent de procéder à une idéalisation de la forme politique [3]. Deux étymologies peuvent être convoquées pour le terme, qui peut dériver de ou-topos, le « non-lieu », car l’utopie est le plus souvent localisée dans un endroit mythique hors d’atteinte ou difficilement accessible, mais aussi de eu-topos, le « lieu du bonheur ».

À ce titre, les Schtroumpfs de Peyo — bien qu’il s’agisse de créatures chimériques et non d’animaux — représentent ce double visage de l’utopie, car ils sont à la fois heureux et cachés, le sorcier Gargamel ne parvenant jamais à localiser leur village, que seul un Schtroumpf peut atteindre. La perfection de la cité utopique, si elle se constitue comme le paradigme de la politique idéale, n’est cependant pas toujours propice à produire des histoires et des aventures : les récits se donnent en effet surtout comme des présentations de la structure des différentes sociétés imaginées, sans pour autant que de véritables péripéties s’y déroulent. En d’autres termes, dans la cité utopique, on s’ennuie un peu (malgré les efforts d’éventuels amuseurs publics ou autres Schtroumpfs farceurs)… Ainsi, le moteur des histoires de Schtroumpfs est toujours un moment de rupture et de crise de l’utopie, permettant de sortir de la statique de la vie heureuse pour entrer dans une phase dynamique permettant la mise en place des aléas de l’aventure [4]. Avec ses petits personnages parus chez Dupuis, Peyo (aidé au scénario par Yvan Delporte) parvient ainsi à traiter de problèmes sérieux, comme les crises linguistiques qui divisent la Belgique dans Schtroumpfs vert et Vert schtroumpfs (1973), la dérive possible de la société démocratique dans Le Schtroumpfissime (1965), ou encore les dangers des expérimentations scientifiques qui altèrent la nature (Les Schtroumpfs et le Cracoucass, 1969) [5].

Dans les constructions utopiques, la dénonciation des sociétés existantes est souvent fondée sur l’idée d’une dégénérescence de l’homme social qui, faisant prévaloir son intérêt individuel sur le collectif, a perdu sa bonté naturelle. À l’inverse, l’idéal utopique cherche alors à valoriser une plus grande harmonie avec la nature, ce qui conduit à donner à la figure de l’animal un sens positif, celui d’une perfection qui n’a pas été altérée par les passions sociales négatives. Si, comme le disait Aristote, l’homme est un « animal politique [6] », l’imaginaire littéraire ou dessiné va chercher à trouver dans l’animal une manière d’interroger l’humain de manière détournée. Les différentes espèces peuvent alors devenir des modèles de vertu ou de sagesse symbolisant la perfection perdue de l’humain, comme les Houyhnhnm rencontrés dans Les Voyages de Gulliver de Swift (1721), une race de chevaux ayant fondé une société tranquille en développant la raison et le souci de la vérité. La lecture critique de l’essence et des passions humaines peut être faite en proposant le contre-modèle d’une société idéale des bêtes, mais aussi en imaginant des animaux intervenant dans le monde des hommes.

La Vache © Desberg et De Moor

C’est par exemple ce que font Desberg et De Moor dans leur série des aventures de La Vache (10 tomes, Casterman, 1992-1999) : ils mettent en scène « Pi 3,1416 », une vache semblable aux autres lorsqu’elle est à la ferme, mais qui se révèle être un redoutable agent secret de l’Intelligence Animale, pétrie de sagesse et de techniques de combat orientales, devenant capable de réaliser les missions les plus périlleuses. Face à une humanité dépeinte comme colonialiste, inégalitaire et méprisante à l’égard de la nature, Pi représente un mode de pensée humaniste et vertueux, regardant d’un œil critique le monde humain. Cependant, la BD ne propose pas d’utopie animale, car la haine que vouent aux hommes certains animaux peut conduire ces derniers à des actions radicales, que la vache ne cautionne pas. Dans À mort l’homme, vive l’ozone (tome 2, 1994), certains herbivores, pourtant en général paisibles et vertueux, se trouvent influencés par le discours des carnivores, et finissent par eux-mêmes être dénaturés : un cheval décide par exemple de se faire tailler les dents pour manger de la viande… Dans Le Mauvais goût de la vengeance (tome 7, 1998), des animaux, masqués et singeant les comportements et les passions humaines, s’immiscent dans le monde des hommes et prennent le contrôle de grandes entreprises. Parce que nous sommes habitués à les voir se comporter de manière naturelle, la dégénérescence des animaux accentue les vices en les rendant plus manifestes encore que chez les hommes, comme dans La Ferme des animaux de George Orwell (1945), où le fait que cette mutation d’une utopie en dystopie se passe dans une ferme permet de mettre en évidence le caractère contre-nature des sociétés humaines.

En représentant les rapports politiques à partir de figures animalières, la BD se rend ainsi capable d’une critique parfois plus pointue et féroce, qui peut aussi devenir une lecture de l’actualité contemporaine. Paraissant en strips quotidiens de 1976 à 1981 dans le défunt Matin de Paris, les aventures du Baron noir [7], de Got et Pétillon, constituent ainsi un témoignage précieux du climat politique des années 70. Les auteurs portent avec leurs histoires animalières un regard à la fois comique, acide et lucide sur les tensions qui agitent le corps social de l’époque et, bien que certaines problématiques soient un peu anciennes, l’ensemble du propos reste d’actualité. Grâce à une répartition habile des rôles, tous les grands acteurs politiques et sociaux sont représentés : les patrons capitalistes sont caricaturés par le « Baron noir », rapace éponyme qui sème la terreur sur les troupeaux de moutons voisins. Ceux-ci pourraient bien aller voir du côté du « crocodilisme », mais ce symbole du communisme ne semble pas plus rassurant que l’oiseau. Il est hors de question de compter sur les forces de l’ordre, des rhinocéros surtout occupés à écraser des fourmis rouges, ni sur les intellectuels, une tortue et un éléphant perdus dans d’incessantes querelles futiles et surtout préoccupés de leur image médiatique, ni sur le journaliste, oiseau d’espèce indéterminée qui est loin d’incarner le « quatrième pouvoir »… Une multitude d’autres personnages viennent enrichir le tableau qui, strip après strip, décrypte la vie politique avec une finesse que l’on ne retrouve plus guère que dans le Canard enchaîné. On croise aussi un tatou, toujours inquiet pour le devenir ses propriétés, une autruche non engagée incapable d’agir qui a donné son nom à une attitude politique, ou encore de vieux boucs dirigeant les troupeaux, qui ont évité la capture par le Baron grâce à l’abandon progressif de toutes leurs convictions… Et certains jeunes moutons deviennent des punks, ce qui déstabilise plus que tout notre Baron habitué à d’autres formes de contestations, ses oisillons eux-mêmes finissant par rejoindre le mouvement…

Le Baron noir © Got et Pétillon

Pour conclure brièvement cette longue série estivale consacrée aux rapports entre BD et politique, force est de constater que bien des productions du « neuvième art » se trouvent profondément engagées dans la politique de leur temps, ouvrant même pour celui qui sait les décrypter sur une authentique philosophie politique. Par le dessin, la BD parvient même à porter au cœur de la société des problématiques qui, sans elle, resteraient cantonnées à des traités théoriques réservés aux élites. Même si elle a pu parfois faire l’objet de critiques, elle se donne comme un vecteur essentiel de la réflexion politique, investissant l’espace public et mettant véritablement en commun les débats d’idées en les rendant accessibles à tous, y compris les plus jeunes.

Didier Ottaviani
S’il vous manque une case…

[1] « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », affirme La Fontaine dans sa dédicace au Dauphin en 1668.

[2] Maus (1986-1991) a obtenu un prix Pulitzer spécial en 1992. Une version française est parue chez Flammarion en 1992.

[3] Sur l’utopie, voir Pierre-François Moreau, Le Récit utopique. Droit naturel et roman de l’État, PUF, 1982.

[4] Car il ne peut y avoir aventure s’il n’y a pas le vertige du risque de la mort, comme le dit Vladimir Jankélévitch dans L’Aventure, l’ennui, le sérieux, I, 1, Champs-Flammarion, 2017 (1963).

[5] Bien que le sens profond des histoires de Schtroumpfs soit utopique, leur société a pu être interprétée (ce qui est le cas d’autres utopies) comme une structure totalitaire, relevant du stalinisme ou du nazisme. C’est la thèse que défend Antoine Buéno dans Le petit livre bleu : analyse politique de la société des Schtroumpfs (Pocket, 2011). Le premier opus, Les Schtroumpfs noirs (Dupuis, 1963), serait en outre empreint de racisme. Que chacun se fasse son avis…

[6] Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253a.

[7] Sans rapport avec la série télévisuelle française homonyme débutée en 2016, l’œuvre de Got et Pétillon a été éditée en plusieurs recueils, et en différentes intégrales chez Zenda (1990), Glénat (1999) ou Drugstore (2010).

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