Ils sévissaient entre anciennes fortifs et nouveau périph, dans le nord-est parisien, de Pantin à Bagnolet. Ils travaillaient même le samedi, jour de leur réunion hebdomadaire durant laquelle ces bâtisseurs pratiquaient la “discussion intégrative”, voire la psychanalyse de groupe, pour déterminer leur démarche commune. Ils vivaient en banlieue parisienne, certains habitaient leurs constructions, à Bagnolet, dans les tours en béton et Profilit de la Cité Édouard Vaillant au pied desquelles ils travaillent à partir de 1968. Un babyfoot était leur carrefour de rencontres, où ils se mettaient de rudes raclées ! Ils étaient une famille de copains, militants, une sorte de phalanstère de plusieurs agences, qui partait en vacances ou en voyages d’études ensemble. Ils étaient l’AUA (Atelier d’urbanisme et d’architecture), fondé en 1960, auto-dissout en 1985.
On n’identifie pas du tout ce collectif français comme on connaît la Nouvelle Vague, le Nouveau Roman, le théâtre de Planchon ou Vitez, pourtant ses créateurs ont débuté au même moment et baigné dans les mêmes eaux. Mais si on précise que les équipes de l’AUA ont conçu la galerie de l’Arlequin dans la Villeneuve de Grenoble, le Centre administratif de Pantin, les intérieurs du Théâtre de la Ville de Paris, le Théâtre de la Colline à Paris, et celui de Gennevilliers, le centre nautique en face, le siège du PCF, en collaboration avec Oscar Niemeyer, et construit dans dix-neuf villes en Seine-Saint-Denis, on comprend qu’ils sont au cœur de l’histoire politique et culturelle au temps d’André Malraux et des bastions communistes de la banlieue rouge. Saint-Ouen et Pantin ont été leur incubateur. Qui rime avec populaire, béton, briques, pierre meulière et métal, équipement sportif ou village de vacances, vision sociale et politique, pour une“architecture du plus grand nombre”. Toute une période d’utopies et de débats, que retrace la Cité de l’architecture de Paris dans “L’AUA, une architecture de l’engagement, 1960-1985”. Une exposition conçue par Jean-Louis Cohen, architecte et historien, et Vanessa Grossman, jeune architecte et doctorante en architecture.
Une bonne manière de plonger dans le bain de l’AUA est de visionner La Forme de la ville un film de 1975, signé Eric Rohmer et Jean-Paul Pigeat. Du projet de Grenoble réalisé (1968-1973), à la ville nouvelle Evry 1, concours perdu (1971-1972), le cinéaste questionne, simplement, devant deux maquettes, cette bande de jeunes – dont Paul Chemetov, Henri Ciriani, Michel Corajoud, Jean Tribel, Georges Loiseau, Jean-François Parent… Ils sont beaux, drôles, catégoriques à cheveux longs. La parole circule comme une danse entre ces arrogants. Radical, le paysagiste en herbe Michel Corajoud explique qu’il faut clairement afficher sa cause, face aux politiques, aux habitants, quitte à être vivement contesté. Opposés à la reconstruction paresseuse de la grande production dominante de l’après guerre, contre l’empilement des Grands Ensembles, les dalles, la politique du zoning, les ZUP, ils défendent des bâtiments appuyés sur des organes-rues, des “petits ensembles” ouverts, et un urbanisme qui appelle un paysage urbain plus large, pas des jardinets fleur bleue. Ils réfutent l’industrie des lourds panneaux préfabriqués qui constitue la “Sarcellite”, et prônent une industrie à composants multiples, combinatoire, opposé à la monotonie des bâtiments linéaires.
“On avait une cause, pas un style”, raconte aujourd’hui Henri Ciriani. “Nous nous battions pour des projets que nous ne savions pas construire.” Dans la bande, il y a aussi Jacques Allégret (1930-2004) le fondateur, urbaniste et sociologue communiste, Jean Perrottet, Jean et Maria Deroche, Valentin Fabre, Jacques Kalisz, Jacques Berce, Christian Devilliers, Borja Huidobro, Vincent Sabatier, Michel Steinebach, Annie Tribel…
L’exposition, livresque, pédagogique et chronologique, appuyée sur un catalogue dense, raconte comment est né ce collectif pragmatique, en rupture avec les agences féodales très Beaux Arts ou prix de Rome. L’AUA s’installe d’abord dans un hangar, au 5, cité Champagne, dans le populaire XXe arrondissement de Paris, un lieu étendard. L’Atelier, porté par la revue Forum (1962-1966), fonctionne comme un outil de synthèse. Cette coopérative d’agences, une vingtaine d’associés, a pu rassembler jusqu’à une centaine de concepteurs, jouant de “fertilisations croisées”. En duos, comme Perrottet qui sera tour à tour associé à Kalisz, à Fabre, comme Chemetov associé à Deroche, à Devilliers, à Huidobro. Chacun “gratte” pour son projet mais en discute dans le collectif. Politiquement, ils sont majoritairement au PC – pas réalistes socialistes, plus proches des communistes italiens que des français –, mais aussi au PSU, au PS.
Ces expérimentaux sont corbuséens à doses différentes, ils se réfèrent aussi à Jean Prouvé, à l’Américain Luis Kahn, ils flirtent avec la Team 10, groupe international et informel d’architectes qui émergea des CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne) dans les années 1950. Ils ont pu être rapprochés du brutalisme anglais, eux qui défendaient la poésie de la laideur ordinaire, qui “paupérisaient” les programmes, ils ont aussi lorgné du côté du néoréalisme italien. Leur force a été d’inventer, pour la première fois en France, la rencontre entre architectes, sociologues, décorateurs, artistes, urbanistes, paysagistes. C’était aussi un étonnant lieu de formation.
Quand le groupe se dissout en 1985, son âge d’or est déjà passé, la fin de cette utopie réalisée et combattive remontant sans doute à la biennale de Venise de 1976. Car, au fil des ans, la cohabitation entre les agences va devenir plus distante, beaucoup d’architectes quittent la troupe. La période des petits entrepreneurs avec qui ils travaillaient de manière éclairée et artisanale va laisser la place aux grands Bouygues. La politique des concours les oppose, fait émerger leurs affirmations personnelles, jusqu’au star-système qui sera représenté par la génération suivante avec Jean Nouvel. Les duos Fabre/Perrottet et Loiseau/Trible restent les plus fidèles. Ciriani le moderne se posera en enseignant dominant dans les écoles UP7 et UP8. Michel Corajoud devient un grand maître paysagiste. Certains accèdent sous Mitterrand à la grande commande, comme Chemetov avec Bercy à Paris. Les anciens frondeurs deviennent des mentors, contestés. Ils apparaîtront trop néomodernes (pas postmodernes), et dogmatiques pour les générations moins engagées qui ont été leurs étudiants.
“L’exposition s’arrête au stade critique des projets” reconnaît le commissaire Jean-Louis Cohen. Guy Amsellem, président de la Cité de l’architecture, souligne la difficulté de cette présentation, piégée entre mémoire et histoire. Elle se heurte aux thèses de nombres d’acteurs de l’AUA encore très vivants comme Perrottet, Ciriani, Chemetov.
Mais pourquoi cette fresque nourrie nous intéresse-t-elle en 2015 ? “On ne laisse aucun bâtiment remarquable” affirme pourtant, humble, Jean Perrottet. Pas si sûr, il faut réétudier les théâtres, qui ont fait rupture et polémique, écrins de mises en scènes radicales, il faut revoir les habitations rugueuses mais vivantes, à la recherche d’une troisième voie entre appartements bourgeois et logements ouvriers. Piscines, bibliothèques, patinoires, brutalistes ou high-tech (juste avant Beaubourg), devenues pittoresques, sont encore en vie pour certaines. Le bâtiment de Jacques Kalisz et Jean Perrottet à Pantin, démontre sa flexibilité, il a su dépasser le fonctionnalisme de l’ancien centre administratif pour se reconvertir en 2004 en Centre de la danse fluide, grâce aux architectes Antoinette Robain et Claire Guieysse. Toutes ces réalisations offrent des promenades à la lisière de Paris, telles des buttes témoin dans ces territoires, enjeux du Grand Paris
Ces pratiquants de la pluridisciplinarité ont été des pionniers de la mutualisation et du travail collaboratif, autant de valeurs et de formes omniprésentes aujourd’hui. Des théâtres aux logements, de la ville au paysage, de la pratique collective à l’engagement politique, il y a encore des leçons à tirer de ces explorateurs. Ce n’est qu’un début, continuons le débat, voire la polémique, autour, et avec l’AUA.
Anne-Marie Fèvre
Cité de l’architecture & du patrimoine, Palais de Chaillot, 1 Place du Trocadéro, 75016 Paris. Exposition jusqu’au 29 février 2016. Catalogue L’AUA, une architecture de l’engagement, 1960-1985, sous la direction de Jean-Louis Cohen et Vanessa Grossman.
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