En juillet 2018, la parution du livre Circo Santana de Daniel Barraco était l’occasion, par le truchement de sa photographie d’un marchand de balais à Mendoza, de rendre hommage à l’ami photographe rencontré à son arrivée à Paris en 1985. Notre amitié est indissociable de nos convergences photographiques et la distance qu’il a mise en retournant à Mendoza ne l’entame pas. Le bateau nommé reconnaissance de la photographie, lancé dans les flots culturels des années 70, n’a pas encore atteint les quais des institutions françaises pour évoquer le travail des photographes d’Amérique latine. Les modes éphémères encouragées par la crainte d’oublier le Van Gogh fin de siècle ont fait fleurir des qualificatifs comme photographe humaniste ; accoler une spécialité devenant gage d’une excellence catégorielle. Histoire de caser une fois pour toutes ceux qu’on range autoritairement dans le passé ou dans une technicité, laissant la voie libre aux artistes auto-proclamés plus aptes à séduire le marché. Barraco n’a pas besoin d’accoler un qualificatif à sa qualité, il est photographe.
Revenu à Mendoza, Daniel Barraco, comme il le dit dans son film autobiographique, s’est senti plus attiré par l’écriture et le dessin, la photographie devenant prétexte à la création de sa maison d’édition. Ediciones de El Amante Universal a déjà une quinzaine de titres à son catalogue qui propose Dos a tres segundos de silencio y olvido, un livre de photographies « instantanées » de 1970 à 2020 et Barroco tardío, un livre de collages, dessins et recueil de textes littéraires.
Quand il m’annonça son nouveau livre Artes & oficios, je savais qu’il lui faudrait encore un peu de temps pour le fignoler, pour le faire imprimer. L’expédier par la poste semblait un risque à prendre, il est donc arrivé après plusieurs semaines et c’est un très beau livre. En l’ouvrant je suis ému d’y trouver la photo du marchand de balais qui voisine sur mon mur avec mon notaire de Cologne, le superbe tirage d’August Sander.
Dans le livre est glissé un petit opuscule contenant les traductions en français du texte introductif de Daniel, traduit par une amie de Paris, Ana Galliano et le très beau texte écrit par Rolando Concatti. Daniel a bien voulu me raconter son amitié avec cet intellectuel argentin, un des penseurs péronistes de Mendoza. Cet homme qui fut d’abord prêtre catholique, chassé de l’église après son mariage était devenu un grand ami de Barraco. Vu de France, le péronisme est souvent assimilé à un populisme. Mais à écouter Daniel, c’est l’espoir retrouvé d’un régime social protégeant les travailleurs de l’impérialisme capitaliste.
À propos des photos de ce livre, Daniel raconte qu’un samedi de mars 1993, on lui a volé dans sa voiture la valise contenant tout son matériel et quarante huit images latentes de Jorge Gómez et de son fils. Il confie qu’il a longtemps pensé au sort de ces photos perdues, à leur vie mystérieuse et rêvée que les nouvelles photos prises des Gómez quelques semaines après ce sabato di merda ne remplaceraient jamais.
Nées de rencontres, fruit de hasards, les photographies d’ouvriers, d’artistes, d’acteurs, d’intellectuels reflètent sans doute une société patriarcale, les hommes y sont majoritaires. Mais Daniel aime les femmes, toutes les femmes et la sienne et ses deux filles. Avec l’une d’elle, Helena, il a publié un livre, Un bestiario para Helena. Des encres de Chine d’Helena que Daniel a adaptées, préfacées par Thibaut Saint Jacques de la Martinière.
Rolando Concatti évoque la vie à Mendoza, les « montagnards qui aiment le silence et la sobriété mais aussi les excès et les exubérances ». Il n’hésite pas à écrire que Daniel mêle la fraternité à son empathie pour ses sujets. Le tout dans « l’énigme des ombres ! » […] « Le prodigieux appareil photographique, l’orgueilleux appareil photographique, capable de voir ce que l’œil ne voit pas fait penser au regard de Rembrandt sur ses sujets. Les détails se perdent pour ne garder que l’essentiel. Curieux paradoxe. En cette ‘Terre de soleil’ (Mendoza) photographier-peindre comme dans les sombres taudis d’Amsterdam. »
À cette lecture, je ne peux m’empêcher de penser au roman de Leonardo Padura, Hérétiques, dans lequel il décrit la vie de l’atelier de Rembrandt, « tous connaissaient cette habileté singulière du Maître, sa capacité à lire dans les consciences et à les refléter dans l’intensité d’un regard qu’il entourait ensuite de quelques éléments significatifs ».
Cette citation ne doit pas être trop écrasante, ne pas être qu’un simple compliment gageant de la valeur du livre de Daniel. Comme rien n’épuise son courage d’éditeur, rien ne rebute Daniel Barraco pour expédier ses livres à l’autre bout du monde. Comme j’avais eu l’intuition, en lui achetant son tirage – excellent – du marchand de balais qu’il ferait bon ménage accroché aux côtés de mon notaire de Cologne, je sais que les portraits de Daniel sont de dignes descendants de la vision d’August Sander, confirmation que la bonne photographie est intemporelle et permanente.
Gilles Walusinski
Photographie
0 commentaires