Plusieurs expositions photographiques récentes dans de grands établissements parisiens utilisent dans leur intitulé ou leur conception le mot politique. L’exposition Dorothea Lange est titrée « Politiques du visible » ; le pluriel peut nous intriguer, il découle du choix des curateurs d’exposer plusieurs thèmes ou études photographiques qui montrent l’engagement de l’autrice au point qu’il a fallu cette exposition pour que certains soient enfin publiés.
L’expérience de la FSA (Farm Security Administration), commande publique passée à plusieurs photographes dans le cadre du New Deal lancé par Roosevelt à la suite de la crise de 1929 aux États-Unis, est le plus souvent citée comme modèle d’utilisation de la photographie à des fins politique.
Au Centre Pompidou, l’exposition Photographie, arme de classe, montre un travail de sélection fait par de jeunes conservateurs – ou curateurs – de l’utilisation par la nouvelle presse illustrée d’avant guerre du travail de photographes dont le Centre possède des œuvres dans ses collections. En sortant de cette exposition je me suis demandé si la spécialisation des curateurs en photographie leur donnait la compétence suffisante pour présenter l’engagement politique à une époque donnée en la résumant au seul parti communiste. Les choix politiques des publications ne signifient pas que les photographes avaient travaillé avec le même engagement ; la presse était aussi un moyen de gagner sa vie. Il me semble qu’on ne peut extraire l’histoire de la photographie de son contexte pour en tirer des conclusions définitives…
Si je m’interroge sur la revisitation de l’histoire par des spécialistes de la photographie dans le but d’y trouver ce qu’ils cherchent, les photographies de la FSA sont effectivement des modèles pour notre réflexion. C’est bien dans le cadre du New Deal de Roosevelt que l’État lance une équipe de photographes sur les routes de l’Ouest américain pour documenter les migrations des paysans, des ouvriers agricoles tombés dans la misère causée par la désertification des sols liée aux cultures intensives, guidées par le profit immédiat. Ce sont bien les conditions de la commande, l’utilisation qui en est faite ainsi que les conditions de son archivage qui lui donnent son contenu politique. Commande publique, consultable gratuitement et conservation par la Bibliothèque du Congrès à Washington, donnant accès aux photographies, libres de droit.
C’est une expérience personnelle à l’occasion de deux commandes que j’ai honorées à Brest en 1982 et 1992 que j’ai choisi de raconter ici. Les deux commanditaires faisaient référence à la FSA et au retentissement artistique autant que politique de cette expérience, prétendant agir dans un but analogue. En 1982, le travail à Brest a donné lieu à la publication d’un petit livre, Quotidiens pluriels, objet de mon premier travail. En 1992, le Ministère de l’Équipement lançait une commande attribuée à six photographes. Sélectionné pour cette nouvelle manne publique, je choisis de retourner à Brest, traiter le sujet tel qu’il m’avait été donné, « Le port et la ville ».
Regarder le travail produit pour ces deux commandes, 37 ans et 28 ans après, permet de s’interroger sur l’évolution sociale, sur son impact sur la ville et peut-être se poser d’autres questions en lien avec l’actualité. Si la photographie n’apporte pas de réponse aux questions politiques qu’on peut y déceler, elle permet sans doute de se les mieux poser.
C’est après avoir travaillé pour plusieurs projets commandités par un service du ministère de l’Équipement, le Plan Construction, que j’ai été contacté au printemps 1982 par la rédactrice en chef de la revue Habiter, Yolande Brault. Cette revue était publiée par un mouvement social associatif, les PACT-ARIM, subventionné par le ministère et chargé de la réhabilitation des logements insalubres ainsi que du travail social associé. Yolande Brault avait été chargée d’organiser pour la fin de l’année 1982 les Journées européennes « pour un plan d’action contre la paupérisation dans l’habitat ancien ». Ces journées devaient être présidées par le premier ministre, Pierre Mauroy, animées par la fédération des PACT-ARIM.
Yolande Brault me mit en relation avec la directrice du mouvement à Brest et elles décidèrent d’éditer un petit livre illustré de photographies de reportage montrant le travail de l’association auprès de populations qu’on avait baptisées du nom générique de nouveaux pauvres… Ces personnes en grande difficulté, souvent sans travail, n’entrant pas dans les critères habituels permettant l’accès aux logements sociaux, mais pouvaient « bénéficier » de l’accès aux cités de transit. Ces bâtiments avaient été construits à la hâte à la suite de la deuxième guerre mondiale pour répondre à une dramatique crise du logement. Le livre devait être « vendu » aux participants des journées européennes afin de les sensibiliser aux problèmes de la grande pauvreté.
Les circonstances liées à la commande permettent de constater que la politique y est bien présente et méritent d’être contées. Commande signifie rémunération de l’auteur, partie du budget de l’opération. Les PACT-ARIM de Brest avaient décidé qu’il fallait contenir la production du livre pour une somme globale de 30 000 francs (valeur de l’époque). Le livre devait être imprimé à 3000 exemplaires, les photographies seraient en noir et blanc. Le photographe se chargeait de la fabrication du livre en lien avec un imprimeur. Pour financer cette production, les PACT-ARIM ont demandé au ministère de la Culture une subvention de 30 000 francs. Si ce n’était pas un peu politique, ce pourrait être anecdotique de raconter que la personne en charge de la photographie au ministère (Délégation aux arts plastiques) refusa la subvention, affirmant que mes photographies ne seraient pas bonnes (jugement imprudent avant que celles-ci existent…). Cette personne n’appréciait pas mes responsabilités syndicales qui me mettaient souvent en opposition à ses décisions… Les liens des PACT-ARIM avec le ministre de la Mer, Louis Le Pensec permirent à ce dernier d’intervenir, la subvention fut accordée.
Pour conserver tout son sens à ce travail documentaire, j’ai choisi de le publier ici en plusieurs épisodes liés aux thèmes divers abordés et aux séquences de prises de vues qui ont guidé notre réflexion. À Brest j’ai travaillé avec la directrice des PACT-ARIM, Dominique Chrismann et un travailleur social, Sylvain Legrand qui connaissait au quotidien les familles des « nouveaux pauvres ».
Dominique Chrismann et Sylvain Legrand m’accompagnaient le plus souvent mais je gardais suffisamment de liberté pour découvrir Brest à ma façon, guidé par l’idée du livre, par mes réflexions sur la ville reconstruite et aussi sur ses quartiers préservés par les bombardements.L’arsenal maritime était encore en 1982 l’industrie majeure à Brest. Quand j’y retournais en 1992, on y construisait le porte-avion Charles de Gaulle…
La courte préface du livre Quotidiens pluriels – dont le titre fut repris à mon insu par Jacques Chancel pour une émission sur France Inter – donne l’état d’esprit qui a présidé à notre travail :
Ce recueil fait partie d’un travail quotidien, sur lequel nous avons voulu poser un autre regard et vous le livrer.
Notre action de tous les jours s’exerce à travers l’habitat avec des “mal logés”, des “mal nantis” qui vivent mal leur différence.
Le reportage constituait un événement dans leur histoire et nous attendions qu’il soit également l’occasion d’un pas de plus dans notre relation avec eux. Mais ceci est déjà la suite de notre travail. [1]
Nous avons choisi le langage de la photographie pour des gens dont la parole ne ressemble pas à la nôtre, des gens qui sont légion et que l’on croise journellement dans la rue, sans y prêter attention.
Nous voulions dire qui ils sont, sans trahison ni voyeurisme, ni souci d’exhaustivité, et vous entraîner à les reconnaître, comme on reconnaît un enfant.
La première séquence que nous publions ici sera la description de la ville de Brest, telle que je la vis en 1982. Suivront sur plusieurs semaines de nouvelles séquences traitant chacune d’un aspect de la vie de ces mal nantis qui m’évoquent d’autres situations actuelles non moins alarmantes.
Gilles Walusinski
[1] Cette suite m’est restée inconnue. Je me demande ce que les SDF de 2019 penseraient des cités de transit de 1982…
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