« Dans mon processus de travail, je commence toujours par le vide », explique dans le programme le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues. Le vide cette fois était celui d’un théâtre à l’abandon. Il s’est assis dans la salle déserte ; cela sentait la poussière, le bois, le renfermé. Les théâtre ne sont pas des lieux dont on ouvre facilement les portes et les fenêtres ; l’air que l’on y respire est toujours confiné. Tiago Rodrigues a écouté, il n’y avait pas de fantômes, pas de voix peuplant le silence, juste la sensation de respirer un air très ancien. Il a pensé qu’avant lui des générations d’acteurs avaient inspiré et exhalé le même air. C’est de ce souffle qu’il est parti. Avant, ou après cela, il y a eu la rencontre avec Cristina Vidal, souffleuse depuis près de quarante ans au Teatro nacional de Lisbonne, dont Tiago Rodrigues a repris la direction en 2014. Une mémoire vivante, si l’on veut. Qui aurait pu fournir la matière d’une pièce de théâtre documentaire, d’un témoignage nostalgique, touchant forcément touchant.
Mais ce n’est pas cela qui intéresse Tiago Rodrigues. Sur scène, ils sont six, Cristina Vidal et cinq interprètes, dont Sofia Dias et Vitor Roriz, les deux acteurs-danseurs du mémorable Antoine et Cléopâtre présenté à Avignon en 2015. Tout de noir vêtue, un grand cahier dans les bras, la souffleuse articule en silence tous les mots sortant de la bouche des autres, comme si ceux-ci n’existaient que grâce à elle, à sa présence génératrice. Deux comédiennes interprètent son rôle, un autre celui du metteur en scène, tous égrenant des souvenirs dont l’authenticité n’est pas l’enjeu. À travers la souffleuse, ce n’est pas seulement la mémoire du théâtre qui s’éveille, mais l’air qu’on y respire qui semble prendre une autre épaisseur. On y entend des rafales de vent et des chuchotements, il est question de dernier souffle – la mort de la reine – et de respiration suspendue ; la vie des acteurs et les scènes qu’ils jouent (L’Avare, Les Trois sœurs, Bérénice, des textes du répertoire portugais), se mélangent ou se déploient en éventail, se font écho. Des histoires reviennent, telle celle du menuisier au doigt coupé, presque un personnage de conte. Et il y a aussi bien sûr, des souvenirs de pannes, de blancs, de silences intempestifs, jusqu’à ce récit d’une fin de Bérénice, où la souffleuse, bouleversée par l’actrice soudain mutique, se trouve elle aussi incapable de prononcer un mot. Ces six derniers vers de Bérénice, le metteur en scène les offre à la souffleuse qui seule en scène fait, pour la première et dernière fois, entendre sa voix.
Tiago Rodrigues dit qu’il se méfie de ses rêves qu’il trouve « pas très intéressants ». Mais qu’il a confiance dans sa capacité à « être avec d’autres ». Pour atteindre cet « être ensemble », il faut un sens singulier de l’harmonie. Tiago Rodrigues a ce don. Le soir de la troisième représentation à Avignon, le metteur en scène avait une surprise pour Cristina Vidal. C’était son anniversaire, et il lui a offert un bouquet de fleurs au moment du salut. Puis acteurs et spectateurs lui ont chanté « Bon anniversaire ». La souffleuse a soufflé ses bougies. Et le temps est resté suspendu.
René Solis
Théâtre
Sopro, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, en portugais surtitré, avec Isabel Abreu, Beatriz Brás, Sofia Dias, Vitor Roriz, João Pedro Vaz, Critina Vidal. Cloître des Carmes, jusqu’au 16 juillet.
Photos du spectacle © Christophe Raynaud de Lage
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