Des photographies d’Alfred Soyer qui subsistent, je ne connais que trois vues d’intérieurs, vues qui, à l’époque imposaient une pose longue. Ces trois négatifs, plaques de verre au format 9x12cm, sont en assez bon état et ont permis leur numérisation. Toutes trois représentent mon grand-oncle André Walusinski, disparu le 1er mars 1915 à Vauquois en Argonne.
Il a fallu attendre le 20 avril 1920 pour que sa mort « à l’ennemi » soit reconnue par un jugement au tribunal de la Seine. Aucune trace dans les archives familiales des lettres qu’André aurait écrites, aucun signe pour nous dire s’il était fier de son grade d’adjudant. Je préfère penser qu’avec sa profession d’instituteur, lui, que j’imagine aussi pacifiste et érudit, aurait partagé sa passion pour la photographie avec plein de jeunes élèves.
André était le second fils de Louise Dewever, qui eut cinq enfants dont un n’a pas survécu à une malformation cardiaque. Son mari Clément Walusinski était un ébéniste polonais né en 1850 à Varsovie, arrivé à Paris après un tour d’Europe pour se perfectionner dans l’exercice de son métier. Il s’est installé en France où il a épousé Louise en 1878. Il reste une photographie de Louise entourée des quatre enfants qu’elle a élevés seule après sa séparation avec Clément, trop occupé par ses affaires et par les sollicitations permanentes des immigrés polonais. Le frère aîné d’André, Joseph, est mon grand-père paternel. Il a épousé Georgette, la fille d’Alfred Soyer, petit industriel et photographe amateur qui se plaisait à photographier la famille et aussi sa belle famille !
La photographie d’André dans sa salle de classe, probablement dans le XIe arrondissement parisien, révèle son intérêt pour la photographie. Les sous-verres couvrent les murs et révèlent dans la rangée supérieure des agrandissements, rares pour l’époque, probablement autour de 1910. La pose longue explique les bras croisés du maître et des enfants qui fixent l’objectif avec sérieux. Il y a quand même un petit malin qui mime la cigarette avec un morceau de craie blanche. Les pupitres en bois sont les mêmes que ceux que j’ai connus à l’école de l’avenue Parmentier dans les années 50…
André, photographié en train d’écrire, éclairé par une lampe à pétrole qui ne suffisait certainement pas à l’impression de la plaque photosensible, illustre le sérieux de l’instituteur mais, pour nous qui la voyons maintenant témoigne de l’affaire non moins sérieuse qu’est la photographie. On note les bésicles et la chainette passée au-dessus de l’oreille, attachée au premier bouton du gilet. Le drap noir qui sert de fond a dû être installé pour la prise de vue. Avec plus d’attention on peut deviner un cadre et une houppe dépassant légèrement du rideau sur le papier peint très daté fin dix-neuvième. Mais la plume Sergent Major et l’encrier sont signe de modernité !
La dernière photographie représentant André, chez lui, dans ce décor lui aussi très daté nous révèle un lustre qui n’est pas celui de l’opulence mais un signe de l’intérêt porté à la photographie. Tout autour du globe de ce qui doit être une lampe à pétrole, sont accrochées des « diapositives ». Des photographies faites par Alfred Soyer, tirées sur des plaques de verre en positif et insérées dans un cadre métallique doré, un verre dépoli assurant la bonne lecture. Les bougies ne sont qu’ornement concourant à la charge du décor, mode que la der des ders fit passer comme tant d’humains de vie à trépas.
Ce 11 novembre 2018 marque un centenaire, cent ans pendant lesquels aucune autre trace que le document officiel de 1920 confirmant le décès d’André « à l’ennemi » n’est parvenue, pas même une lettre de poilu qui aurait pu faire de lui quelqu’un d’autre qu’un soldat inconnu. Ses moustaches et sa barbichette rapportées par les photographies d’Alfred Soyer, son beau père sont la seule chose qui nous reste après l’horreur qu’André a dû vivre en 1914 et 1915. Photographies tueuses d’un instant, témoins pour l’éternité de la vie des disparus.
Gilles Walusinski
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