“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Nouvelle année, matchs retour, nouvelles recrues au mercato d’hiver : le football est un éternel recommencement.
Pour ceux qui le pratiquent et ceux qui le regardent, le football rythme le passage du temps. Ce n’est pas en années qu’on le mesure, mais en saisons. Pour le supporteur, 2015 ne s’achèvera que le samedi 14 mai 2016, au soir de la dernière journée de championnat. Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver n’importent pas : l’année se divise en matchs aller et matchs retour, interrompus par un long hiver qui a pour nom l’été. Quant à la semaine, elle désigne le laps de temps qui sépare un match d’un autre : cinq, six, sept ou huit jours, qui ne culminent certainement pas le dimanche à l’office, comme jadis, mais au coup d’envoi d’une autre cérémonie, dans un autre temple. Le football possède sa temporalité propre, étrangère à celle du travail et de la famille, et le supporteur vit hors du temps linéaire, dans un état d’exception qui confine à l’éternité.
On connaît les vers que Jorge Luis Borges consacra aux échecs : “En Orient s’est embrasée cette guerre / Dont le théâtre est aujourd’hui la terre / Ce jeu, tout comme l’autre, est infini.” Qu’on change l’Orient pour l’Angleterre, et le supporteur ne trouvera rien à redire. Quel que soit le nom des équipes, qui que soient les joueurs, où que les matchs se jouent, dans un stade plein à craquer ou sur un terrain vague, ce sont toujours les mêmes vingt-deux acteurs qui s’affrontent, et le même ballon qui roule tout autour de la planète, plus ou moins rond, en cuir ou en chiffon, crevé ou trop gonflé, parfois une simple boîte de conserve, et les résultats construisent une Histoire dialectique qui n’a que deux facettes : la victoire ou la défaite.
Car pour le supporteur, le football ne crée pas seulement une temporalité propre. D’abord, il organise une mémoire collective qui s’impose aux mémoires individuelles : telle saison fut celle de la montée, telle autre celle de la relégation, et telle autre enfin celles des records. Le supporteur s’inscrit dans une lignée qui survivra à sa propre disparition. Ensuite, le football donne un sens à l’Histoire en offrant un but à poursuivre, sans cesse renouvelé et remplacé par un autre lorsqu’on finit par l’atteindre. Une fin à l’Histoire : la montée, le titre, une coupe. Chaque évènement d’une saison doit s’interpréter a posteriori en fonction de cette finalité, qui lui donne son sens, qui transforme la succession de matchs en parcours, les performances des joueurs en destin et un championnat en épopée. Voilà en quoi le football rassure et console : il donne du sens aux choses, il organise le réel, et le supporteur s’en trouve moins désemparé face au chaos du monde, pris qu’il est dans la succession des cycles.
Pourtant, ce n’est qu’a posteriori que le sens se manifeste. Pendant la saison, le supporteur est plongé dans le flot des matchs comme au milieu du fleuve d’Héraclite, qui est toujours le même et toujours différent : des matchs, encore des matchs, les mêmes joueurs, le même rectangle, les mêmes quatre-vingt-dix minutes, et des résultats toujours différents. Le football est l’éternel recommencement. Trente-huit fois sur le métier il faut remettre l’ouvrage, saison après saison, sans aucune garantie, en proie à l’imprévisible, et d’une semaine sur l’autre tout ce qu’on a patiemment construit peut s’écrouler. La vie d’un club est à l’image de la tour du roi Vortigern, qui s’écroulait chaque fois qu’il la faisait rebâtir, jusqu’à ce que Merlin lui apprenne que sous la terre dormaient deux dragons qui parfois se battaient. Les périodes de stabilité sont rares en football, comme les certitudes, grâces exceptionnellement accordées et qui souvent donnent l’illusion de l’immortalité, en contraste avec l’habituelle précarité de toute performance. On se prend alors à bâtir des tours dont le sommet toucherait le ciel, on croit avoir aboli le temps, vaincu l’éternel retour. On sait ce qu’il en fut de Babel : le Paris Saint-Germain, invaincu en championnat après vingt journées, ferait bien de s’en souvenir…
Les anciens Aztèques croyaient en un univers cyclique, succession de soleils achevés chacun par un cataclysme purificateur. Inondations, pluies de feu ou tremblements de terre régénéraient la terre, on repartait alors de zéro, avec l’espérance d’un avènement. Ainsi en va-t-il de l’éternel retour en football : condamnation à souffrir les affres de l’incertitude mais aussi optimisme tout neuf à chaque renouvellement. Oubliées les contreperformances de première partie de saison, après l’hiver tous les espoirs sont de nouveau permis pour les clubs mal classés.
Sébastien Rutés
Footbologies
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