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Ex Machina #34: Un éloge du voïvant
| 23 Août 2023

– Bien, dit l’œil de Taureau, avant d’en venir au sujet principal – c’est-à-dire, bien entendu, moi et ma connaissance intime du changement – je me dois d’expliquer brièvement pourquoi, comment et à quel point les chnops, ainsi que les consciences oniriques et partielles qu’ils et elles hébergent, sont victimes d’une illusion persistante concernant ce que qu’ils appellent le temps, illusion dont je suis pour ma part indemne comme toute conscience minérale digne de ce nom. C’est un aspect secondaire du problème, comme tout ce qui vous concerne d’ailleurs, mais s’y attarder un court instant rendra je l’espère les choses plus claires à vos esprits embrumés.

Ça promet, me dis-je in petto.

– Tout d’abord, il faut savoir qu’un chnops est toujours un être vivant…

– Ça alors… ironisa Corty, je ne m’attendais pas à apprendre quelque chose de si profond aujourd’hui.

– … ce qui en fait un cas particulier d’être voïvant.

– « voïvant » ? Qu’est-ce-que c’est que ça ? m’exclamai-je.

– « voïvant », adjectif, qui est en « voïe ». Il s’agit de ma traduction maison du néologisme anglais « lyfe », lequel se prononce à peu près « loïfe ». Ce terme proposé il y a une vingtaine d’années désigne une acception la plus large imaginable, une extension la plus générale possible, du concept de vie ; il prétend englober la vie telle que nous la connaissons mais aussi et surtout telle que nous ne la connaissons pas. J’en ai entendu parler par un congénère, qui l’avait appris d’un de ses hôtes les plus récents avant que ce dernier le fît tomber de sa poche en se baissant pour renouer son lacet à la fin d’une conférence sur ce même thème. Il y aurait au passage beaucoup à dire quant à l’incroyable faculté qu’on les chnops de perdre ce qu’ils ont dans leurs poches (quand ils en ont), même si cela nous donne à nous l’occasion de voyager. Mais cela nous emmènerait trop loin, j’en ai peur.

– En effet, approuva doucement Galois. Auriez-vous l’obligeance, cher ami, de définir plus précisément ce terme de « voïe » ou « lyfe » pour nous ?

– Certainement. Une définition concise du « voïvant » est celle-ci : un système dissipatif homéostatique et autocatalytique qui apprend de son environnement.

– Je dois humblement reconnaître, continua Galois, que je ne comprends pas grand-chose à ce que vous dites. La notion de système dissipatif m’évoque cependant un souvenir. En l’occurrence une conversation avec le thermodynamicien prix Nobel Ilya Prigogine, quand il venait de rejoindre l’hôtel Aleph, en 2003 je crois. Il employait un terme similaire.

– En effet, dit le caillou. Il a inventé le terme de « structure dissipative », auquel il a consacré ses recherches de son voïvant. Ce terme désigne en essence tout système physique qui utilise de l’énergie disponible dans son environnement pour se maintenir dans un état de faible entropie – un état organisé, ordonné, structuré, loin de l’équilibre thermodynamique. Ce faisant, bien entendu, et conformément au deuxième principe de la thermodynamique, le système dissipatif contribue à créer bien plus d’entropie – de désordre – dans son environnement qu’il n’en élimine pour ses besoins propres. Autrement dit, les chnops, comme tous les êtres voïvants, sont des monstres d’égoïsme, prêts à réduire le monde en cendres inertes pour conserver leur précieuse organisation interne. Il est vrai qu’ils n’ont pas trop le choix : un chnops à l’équilibre thermodynamique est un chnops cassé. Or cette issue est inéluctable, l’énergie disponible ne pouvant que diminuer à terme, et l’entropie de l’univers ne pouvant que croître. Cela contribue au tragique de votre condition, que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer. Pour tout arranger, tous les chnops que j’ai eu le douteux honneur de fréquenter sont particulièrement doués pour précipiter cette issue, que ce soit individuellement ou collectivement. Cela relève du suicide de masse. Mais passons.

– Avez-vous des exemples de telles structures, en dehors des êtres vivants ? demanda Galois. Cela reste un peu abstrait.

– Mais oui. Un cyclone, par exemple, s’alimente du flux de chaleur et d’humidité entre la surface chaude de l’océan et l’atmosphère. Il conserve localement et temporairement une structure organisée, qui s’effondrera dès que l’énergie viendra à manquer. Les cellules de convection magmatique qui ont bercé mon enfance, ou celles que vous pouvez observer en chauffant une mince couche d’eau, sont de même nature.

– Un cyclone serait voïvant, selon toi ? intervins-je.

– Non, il n’en possède qu’un attribut. Un système voïvant, je l’ai dit, se doit aussi d’être homéostatique.

– Hmm… réfléchit Galois. Je reconnais ici les racine grecque ὅμοιος, « similaire, semblable », et στάσις, « stabilité, station debout ».

– Il s’agit, pontifia joyeusement le caillou, de tout mécanisme par lequel un organisme ou système physique régule l’une ou l’autre quantité dont la valeur est importante à son fonctionnement, en fonction des changements de l’environnement. Un corps humain, par exemple, maintient sa température proche de l’optimum. Mais le régulateur à boules utilisé par les machines à vapeur était également homéostatique : tout accroissement de sa vitesse de rotation augmente la force centrifuge, ce qui écarte les boules, baisse le débit de vapeur et ralentit le système, stabilisant ainsi la vitesse. De tels exemples de rétroaction sont monnaie courante dans notre environnement technique. Un être voïvant se doit également de posséder cette capacité. Ce n’est pas le cas d’un cyclone, qui ne se maintiendra que sous des conditions précises ne dépendant pas de lui.

– Je vois, dit Galois. Mais votre troisième terme, autocatalytique, que vient-il faire là ? La catalyse est, si je m’en souviens correctement, l’accélération d’une réaction chimique grâce à un composé – le catalyseur – qui ressort inchangé de l’opération. L’autocatalyse désigne donc, j’imagine, une réaction dans laquelle le composé déjà produit catalyse sa propre production future, est-ce cela ?

– En effet, Maître.

– Et en quoi ce phénomène est-il essentiel au voïvant ?

– Il généralise la dégradante notion de reproduction associée au vivant. On considère qu’un système voïvant a pour vocation de produire ou faire produire davantage de lui-même, d’une manière ou d’une autre. Un virus, par exemple, peut être considéré comme autocatalytique quoique non vivant : en insérant son code génétique dans l’usine reproductive d’une cellule, il provoque sa duplication par cette dernière.

– Reste le dernier critère que tu as cité, repris-je. Si j’ai bien compris, un système voïvant doit aussi apprendre de son environnement.

– En effet, dit le caillou. Le système mémorise et utilise de l’information sur son environnement externe et interne afin de maximiser ses chances de survie et de prolifération. Mais il faut prendre cela dans un sens très large. Par exemple, une espèce entière, considérée comme une unique entité évoluant au cours du temps, peut être considérée comme voïvante de ce point de vue : l’information qu’elle obtient de son environnement, c’est la survie ou la mort de ses membres individuels avant reproduction ; le mécanisme d’apprentissage, qui conduira ou non à l’adaptation et à la survie de l’espèce, c’est tout simplement l’évolution. Un autre exemple amusant est le fameux blob, cet organisme unicellulaire qui peut couvrir une immense surface : il est capable d’apprendre à explorer un labyrinthe, et même à réprimer son aversion pour une barrière de sel afin d’aller découvrir des sources de nourritures situées au-delà. Certes, un blob est également un être vivant, mais c’est limite. Enfin, les petites merveilles informatiques que sont Alpha Go Zéro ou Chat GPT reposent sur l’apprentissage, alors qu’elles n’ont bien entendu rien de vivant.

–  Parfait, dit Galois. Pour résumer…

– Pour résumer, un être voïvant est par définition un prédateur viral, prêt à vider l’univers de toute son énergie disponible afin de préserver son propre système et sa propre structure hors d’équilibre, de réguler son propre fonctionnement, de maximiser sa propre prolifération, et d’apprendre à faire tout cela le plus efficacement possible – dans son propre intérêt. Or les êtres vivants sont de dignes représentants du voïvant, de fait les seuls que nous connaissions actuellement ; et tous les êtres vivants que je connais sont aussi des chnops. Ça vous explique peut-être pourquoi je ne suis pas un grand fan de vous autres.

– Merci pour cette leçon, m’impatientai-je, mais, mis à part le plaisir sans doute délectable que tu prends à nous insulter, pourquoi nous racontes-tu tout cela ? Nous parlions du temps et du changement, quel rapport ?

– J’y viens, dit le caillou. Il me fallait d’abord brosser le tableau général. Je peux maintenant vous expliquer pourquoi, parmi vos multiples et pitoyables limitations, on trouve une illusion partagée par tous les voïvants : celles du temps. Tous les autres savent que le temps n’existe pas ; seul le changement existe.

– Tous les autres ? s’étonna Galois. Mais qui ça ?

– Eh bien, les consciences supérieures non voïvantes telles que moi-même, bien entendu ; et certainement la grande majorité des êtres conscients de cet univers. Vous ne pensez tout de même pas, avec le pedigree que je viens de vous décrire, que les voïvants représentent l’oméga de la création, non ? Mais avant de vous en dire plus, je dois repasser un petit moment au four. Même moi j’ai besoin d’un minimum d’énergie, hélas.

De fait, sa voix naturellement fluette s’était amenuisée au niveau d’un murmure à mesure qu’il parlait, je m’en rendis compte.

Il y eut un long silence pensif auquel mit fin un message de Corty flottant dans l’air comme à l’accoutumée :

– Ça alors… je ne m’attendais pas à apprendre quelque chose de si profond aujourd’hui.

Les mêmes mots écrits, la même ponctuation que tout à l’heure, mais l’ironie en avait complètement disparu. Tout est dans le contexte, je suppose. La vie est peut-être monstrueuse, mais la conscience qui en émerge n’en est pas moins merveilleuse.

(à suivre)

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