Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Le Scarlatti astronome n’est jamais évoqué en musicologie, pas davantage que le philosophe naturel ou l’amateur d’art. Or, l’énigme de la lentille de télescope rapportée par Scarlatti a trouvé sa solution dans les travaux d’une historienne d’art sur la collection d’estampes rassemblée par Jean V, et il est certain que notre musicien était au courant des derniers développements de la science dont les progrès étaient alors stupéfiants et passionnaient tout “honnête homme”.
Les instruments d’astronomie commandés par le roi voyagèrent dans les mêmes malles que les estampes de Rubens, Jacques Callot ou Rembrandt réunies par le meilleur connaisseur parisien de l’époque, Pierre-Jean Mariette. Et pendant ce temps-là, le naturaliste-espion Charles-Frédéric de Merveilleux accompagnait à Lisbonne un excellent peintre rococo, Pierre Antoine Quillard, qui s’installera au Portugal. Encore un personnage que Scarlatti a nécessairement rencontré lors de son retour en septembre 1725.
Ouvrant son journal habituel, la Gazeta de Lisboa, Scarlatti apprend qu’un Anglais nommé Luis (Lewis) Baden va ouvrir une “académie” destinée aux curieux et amateurs d’art et de science. Ce philosophe naturel va montrer les merveilles du télescope, du microscope, de la lanterne magique, de la pompe à vide et même – grande nouveauté – de la machine à vapeur, “invention des plus utiles au genre humain” ! Quelques cours auront effectivement lieu, auxquels Scarlatti a très certainement assisté, mais ils s’arrêtèrent vite : la physique de Newton et de Galilée n’était pas soluble dans celle d’Aristote, prônée par l’Eglise. Les lumières de la science ne pénètreront vraiment au Portugal qu’après 1760.
On ne sait ce qu’est devenu Baden (est-il allé au Brésil montrer sa machine à vapeur aux Bororos ébahis ?) mais, le plan de son cours étant quasiment copié sur celui de John Desaguliers, bras droit de Newton à la Royal Society et fondateur de la première loge maçonnique de Londres, on sait d’où il vient. Desaguliers explique d’ailleurs dans sa préface : “Je me flatte d’avoir eu 8 élèves parmi les 11 ou 12 qui enseignent la philosophie expérimentale en Angleterre et dans le monde aujourd’hui.” Il y a fort à parier que Baden est l’un d’entre eux.
Et s’il est quasiment certain que Baden a rencontré Scarlatti, il est avéré que Desaguliers a rencontré Händel, qui fait mention de ses talents d’hydraulicien dans Acis et Galatée (1718). En outre, Desaguliers tentait de promouvoir une “théorie politique newtonienne”, appliquant les lois de la physique aux affaires des hommes. Programme ambitieux et probablement utopique, dont nous serions cependant bien avisés de retenir le principe : un peu de considération politique pour les lois de la physique nous aurait gardés du réchauffement climatique et de l’épuisement prévisible des matières premières, prédits depuis près d’un siècle dans l’indifférence générale.
Comment douter en tout cas que Scarlatti – dont les sonates, pleines de complications arithmétiques et structurales, sont des petits mécanismes musicaux ajustés comme des horloges de précision – se soit passionné pour la nouvelle science qui allait générer la révolution industrielle et profondément modifier nos modes de vie ? Un grand Scarlattien récemment disparu, Massimo Bogianckino, directeur de l’opéra de Paris, de la Scala, puis maire de Milan, en était profondément convaincu : “L’aspect pratique, synthétique, précis et anti-rhétorique de la musique pour clavecin de Domenico Scarlatti reflète la ferveur rationaliste de l’époque, l’apparition de la recherche scientifique et le désir d’ordre.” Les Lumières eurent leurs philosophes mécanistes ; elles eurent aussi leur musicien mécaniste.
La sonate de la semaine
S’il est “mécaniste” dans la majeure partie de son oeuvre, Scarlatti reste toujours imprévisible, faisant toujours mentir les règles qu’il applique à ses propres sonates. La 202, ici par Olga Kozlova, en donne un exemple : si la première partie juxtapose quelques thèmes, “comme d’habitude” (jusqu’à 0:30), la deuxième commence, sans aucun lien avec ce qui précède (à 1:00), par une extraordinaire improvisation méditative venue d’ailleurs… conclue par un double (à 2:20) et une reprise accélérée, et tronquée, de la première partie. Comme si, s’étant permis une échappée dans le grand bleu, il s’était soudain rappelé qu’il écrivait une sonate et qu’il fallait revenir sur terre ! Scarlatti ose exprimer ses doutes, ses envies, ses hésitations ; il n’est pas pour rien le contemporain du Rousseau des Confessions, première autobiographie montrant “un homme dans toute la vérité de la nature”.
Nicolas Witkowski
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