“Sud-Ouest : deux personnes se suicident en se jetant sous le même train.”
(La Dépêche du Midi)
Parti à 7h30 de la gare Bordeaux pour rejoindre Marseille, le Corail Intercité 4655 a percuté un premier suicidaire vers 9 heures à Lamagistère, dans le Tarn-et-Garonne. L’homme a été tué sur le coup. Le trafic a été interrompu pour permettre l’intervention des gendarmes et des secours, avant de reprendre aux alentours de 11h30. Quatre-vingt kilomètres plus loin, à Toulouse, le même train a percuté une deuxième personne. C’était un peu avant 13 heures. Cette dernière est également décédée sur le coup. Le train est finalement arrivé à bon port avec quelques heures de retard. Des plateaux repas ont été distribués aux passagers.
D’abord, inclinons-nous devant les victimes. Il faut, pour en finir ainsi, avoir de sérieux motifs de désespoir ainsi qu’une bonne dose de courage. Ayons aussi une pensée pour les conducteurs (le premier a vraisemblablement été remplacé après l’accident de Lamagistère) car le dernier regard du désespéré face à la locomotive est quelque chose qui ne s’oublie probablement jamais. Ensuite interrogeons-nous : que deux personnes se jettent sous le même train à quelques kilomètres d’intervalle, est-ce là une mesure de l’état d’abattement de ce pays ou bien une dramatique coïncidence ? La SNCF a parlé d’événement “rarissime”, ce qui laisse à penser que ce n’était pas une première sur son réseau. En tout cas il existe un précédent en Inde : à Calcutta, deux hommes ont sauté sous la même rame de métro à moins d’une heure d’intervalle, et ce sous les yeux du même conducteur, celui-ci n’ayant pu être renvoyé chez lui faute de remplaçant disponible.
En France, plusieurs centaines de personnes se suicident chaque année sur les voies ferrées : plus de 500 en 2012, presque deux par jour. Sachant que 15 000 trains circulent quotidiennement en France, la probabilité est effectivement très faible que les désespérés du jour choisissent la même ligne. Cependant il y a ligne et ligne, et celle du Corail Intercité 4655 semble traverser des territoires particulièrement sinistrés. Le mois précédant le double suicide, un homme s’était déjà jeté sous ce train, au beau milieu de la gare de Castelsarrasin. Quatre mois auparavant, le train avait percuté un autre homme peu avant la même gare. Ligne maudite ? Malaise régional ? Probablement pas : ce genre de séries s’observe dans toutes nos belles provinces. Par exemple en Eure-et-Loire où, en l’espace de quelques jours de 2013, quatre personnes avaient fini leur vie sous un train, trois d’entre elles sur une portion de voie d’une vingtaine de kilomètres entre Chartres et Rambouillet. Par ailleurs, le problème n’est pas spécifique à la France : partout en Europe, les trains roulent sur beaucoup de monde. Il est d’ailleurs étonnant que l’on n’en parle pas plus. Mais peut-être est-ce mieux ainsi : deux études allemandes – dans le Journal of epidemiology and community health en 2011 et dans le Journal of affective disorders en 2013 – ont noté une sensible augmentation du nombre de suicides ferroviaires après que les médias avaient longuement disserté sur le cas de célébrités qui s’étaient elles-mêmes jetées sous des trains : c’est l’effet copycat.
Cependant, si les journaux avaient publié des photos montrant ce qu’il restait de ces célébrités après que le train leur fut passé dessus, l’effet aurait probablement été inverse. Il nous faut donc choisir l’Europe dans laquelle nous souhaitons vivre : l’une où chaque année des milliers de personnes continueront de laisser leur vie sur les rails dans un relatif silence, ou bien l’autre où journaux et sites web regorgeront de corps déchiquetés. Cela résume assez bien l’idée européenne dans le fond : il s’agit toujours d’éviter le pire.
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