Depuis six ans, au début du mois de septembre, le Festival Terraqué pose la musique vocale et instrumentale à Carnac et ses environs. Son directeur artistique, Clément Mao-Takacs, fait de chaque concert un exercice d’hospitalité accueillant aux artistes, aux publics et à la musique. Le mot Terraqué, emprunté à Guillevic, signifie « de terre et d’eau ».
Voix sur voix
On sait dire quel vin doit accompagner telle viande, on peut dire, du moins je le suppose, si ce vin pourra suivre tel autre sans gâcher le palais. Mais boire deux vins en même temps ? Sentir en bouche, qui se répondent, s’appellent,s’apaisent, se tiennent l’un en l’autre, un Pessac Léognan et, disons, un Vosne-Romanée? Ce que l’œnologie n’a pas prévu, la musique le fait – constamment elle superpose, et deux soirs je goûte au même instant l’impression simultanée des voix de Caroline Marçot et de Marianne Seleskovitch, et ces deux voix que j’aime, j’aime plus encore leur rencontre, comme un bain à la fois dans la mer de Bretagne et dans celle de Nice, veloursapresoleil, mordre dans une pêche en même temps dans une prune, voix sur voix, flamme en flamme, ne pas choisir, enfin. Un autre soir, cinq voix singulières et ensemble, ce festival aime les rencontres.
Reconnaître
La voix de Marianne Seleskovitch, je la reconnais parce je l’ai tant entendue, ou plutôt pendant que je doute (est-ce que je me trompe, suis-je bien sûre?), mon corps depuis longtemps l’a reconnue, pas besoin de confirmation. Mais quand j’entends et reconnais la voix de Faustine de Monès, c’est autre chose. Je reconnais moins la voix que l’impression qu’elle m’a faite, le plaisir qu’elle m’a déjà donné et qui revient comme un soulagement — c’était donc vrai. Ecoutant cette voix, je me reconnais l’écoutant. En moi aussi, autant qu’en elle, la voix de Marie-Laure Garnier comme une évidence, un oui, le même, qui revient. Au festival Terraqué les chanteuses ne chantent jamais une seule fois. D’autres festival font connaître des voix. Celui-ci les fait reconnaître.
Orchestre
Un orchestre est une créature insensée, miraculeuse, inimaginable, inconcevable, ahurissante, extraordinaire Tellement extraordinaire que cet autre soir écoutant regardant Secession Orchestra je me dis que les poètes, romanciers, cinéastes, peintres, photographes, et même musiciens ne devraient pas avoir d’autres sujets, qu’il faudrait dire, expliquer, représenter, évoquer, raconter, décrire, des orchestres et seulement des orchestres. Ou plutôt : comprendre que tout le reste – les batailles, les corps amoureux, les villes et les jardins, les flottilles et les familles, les généalogies, les voyages, les immeubles et maisons, les rues animées, les théâtres, les émeutes et les guerres, les âmes et leurs monologue, les caractères les fables, le spleen, la joie, la neige, les cerveaux, tempêtes et méandres, les arbres et leur imbrication de branches et de feuilles, la mer l’océan les lacs pour se noyer en cas d’amour perdu – comprendre que tout cela ce n’est rien de plus qu’une multitude d’orchestres dont on ne finit pas de parler.
Événement
Un concert est un évènement fait d’une suite d’événements. Chaque respiration de l’orchestre du public chaque nouvelle note quinte de toux ou quinte juste pensée envolée partition volante programme chu chut indigné inclinaison d’un sourcil du maestro cadence silence pigeon entré par effraction fait piano subito fait irruption dans le tissu d’un temps qu’on pense partager mais pas tout à fait car des percussions en haut de l’orchestre jusqu’au fond de l’église Saint-Cornély en passant par le pigeon qui volète personne ne vit exactement les mêmes événements au même moment. Et pourtant ce soir-là, quand je crois voir au milieu du deuxième air de Traviata s’ouvrir la voute rouge de l’église et le corps de la chanteuse devenir un immense ciel quand mon corps d’auditrice à son tour s’amplifie qu’on respire mieux, c’est sur, et que l’orchestre revenant joue comme un lever de soleil, j’ai l’éphémère conviction que nous vivons toutes ensemble le même événement.
Répétition
Quand on apprend à écrire, enfant, on apprend, première leçon, à craindre les répétitions : jamais le même mot à deux lignes d’intervalles, varier la formulation, passer à l’idée suivante, ne pas ressasser, on avance, sauf effet de style ou figure, l’anaphore est une exception non la règle. Et cette règle je l’ai tellement apprise et enseignée que si maintenant j’apprenais à écrire de la musique, je devrais, j’imagine, apprendre à me répéter car sans ce retour du même, tranquille et assumé, je suppose qu’il n’y aurait pas de musique. Encore. Pareil. Bis. C’est en cela notamment que Clément Mao-Takacs fait de Terraqué un festival radicalement musical. Parce que d’un soir à l’autre reviennent les mêmes pièces, parce que c’est leur répétition qui fait surprise, événement, changement. Et dans ce retour du même, reconnaissant sans tout à fait reconnaître parce que bien sûr ce n’est jamais pareil, on apprend peut-être un peu la musique ou en tout cas l’envie d’encore.
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Merci, Sophie, pour vos mots très beaux et sensibles qui nous encouragent parce qu’ils renforcent notre conviction que le public, contrairement à ce qu’on prétend partout, « entend » et « reçoit » et « participe ». Nous sommes tous et toutes très touché·e·s par ce que vous avez écrit, et avec tant de poésie. Merci, merci, merci.