À propos de voix de mezzo, il faut parler des voix de contre-ténor. Pour aller vite, on dira que ce sont des voix d’homme à hauteur de voix de femme, de mezzo ou d’alto le plus souvent, de soprano parfois. Sauf qu’une voix d’homme chantant comme une femme n’a rien à voir avec la voix d’une femme chantant comme une femme. Si vous ne voyez pas de quoi je veux parler, imaginez un pessac-léognan qui essaierait d’avoir le goût d’un beaujolais et qui y parviendrait sans cesser d’être un pessac-léognan. C’est (à peu près) ça.
Longtemps, j’ai cru ne pas aimer les voix de contre-ténor. Mais, pendant que j’entendais et voyais, à Aix-en-Provence, L’Incoronazione di Poppea, j’ai réfléchi – je réfléchis souvent à l’opéra, c’est une de mes manières d’écouter. J’ai réfléchi et j’ai compris que je n’aimais pas les gens qui disent aimer les voix de contre-ténor. Je les soupçonne, peut-être injustement, d’aimer moins la voix que le phénomène, de se pâmer à l’idée que c’est un homme qui chante avec cette voix-là, pas même un castrat, un homme, un vrai, mais à la voix de femme. À tort ou à raison, je leur reproche, à ces contreténorophiles, d’aller au concert comme à la foire: pour voir la femme à barbe et le mouton à cinq pattes pieusement conservé dans du formol.
Pourtant, écoutant Néron et son général Othon se disputer Poppée avec leurs voix d’hommes-filles ou d’hommes enfants, je me laisse aller et je rêve – encore une autre manière d’écouter. Quand, comment a-t-on renoncé à penser qu’un tyran amoureux et sanguinaire devait forcément s’exprimer avec cette voix aiguë et qui semble fluette aussi charnue soit-elle?
Je pourrais maintenant consulter une sérieuse et musicologique histoire de la voix chantée ou ouvrir enfin Genre et opéra de Louis Bilodeau depuis trop longtemps sur ma liste de livres à lire. Je préfère rêver encore, inventer, me dire qu’on voulait alors que les tyrans chantent comme les petits garçons qu’ils sont, ou bien que cette voix, si loin de la voix parlée masculine, disait l’exception du héros, sa différence, sa supériorité et tout autant sa monstruosité.
Qui d’autre que Néron peut chanter comme une soprano? Mais alors quand, comment et pourquoi s’est-on avisé qu’en fin de compte les rois, dictateurs et pères cruels devaient chanter très bas comme des barytons, des basses, à l’extrême rigueur, des ténors? D’ailleurs, que seraient Don Giovanni, don José, Hérode et quelques autres, s’ils chantaient comme des filles? Seraient-illes plus ou moins terribles? Comment les verrions-nous alors? Dirons-nous avec notre oreille moderne que la chose est moins naturelle?
La nature…Nous y voilà. Parlons-en de la nature, ou plutôt n’en parlons pas. Car, de tous les arts, l’opéra est le plus étranger à toute idée de nature. Dans la nature, on ne se parle pas en chantant et en s’arrêtant pour laisser aux spectatrices le temps d’applaudir un air. Dans la nature, on ne s’énerve pas en suivant la battue du chef et on ne pleure pas en faisant attention à la justesse.
Le Néron de Monteverdi n’est pas plus naturel que, dans le même opéra, la nourrice de Poppée, dont le rôle est tenu par un ténor qui campe d’autant mieux la femme d’âge mûr qu’il est naturellement tout sauf une matrone. Ille courtise, ce maténortrone, un jeune page chanté par une soprano. Et la ténor en jupe verte, très nana de Niki de Saint Phalle, fait des mines au soprano, tout.e mignon.e dans son habit rose.
Dans ces moments-là je sais parfaitement pourquoi j’aime tant l’opéra qui par la voix m’offre la joie de pulvériser, d’éclater, de faire exploser en mille notes queer l’idée même de nature …et donc de contre-nature.
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L’édition 2022 du festival d’Aix-en-Provence s’est déroulée du 4 au 23 juillet.
Louis Bilodeau, Genre et opéra. L’incertitude des sexes, éditions Premières loges, 2022, 360p., 23.76€
1. No(rma) means No 2. Graves et romanée-conti 3. Chassez le naturel, il s’en va en courant 4. Débats lyriques (où le naturel revient au galop) 5. Clichés et contre-clichés (lieu commun)6. Un opéra, c’est une vie
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